Cet ouvrage est un véritable manuel à qui veut comprendre l’art contemporain, ses enjeux, sa valeur, ses aventures. Il est vrai qu’Eric Suchère et Camille Saint-Jacques ne sont pas n’importe qui. Ils ont fait leur preuve. Le premier a, entre autres, écrit Gasiorwski — Peinture — Fiction et Motifs & partis pris. Le second Eloge du maquillage et Une brève histoire de l’art contemporain.
En réponse subtile au Chef-d’oeuvre inconnu de Balzac, les deux auteurs revisitent cette notion souvent mise à mal et jugée comme anachronique au moment où se développe depuis Warhol (afin de donner une sorte de référence) les notions de séries et d’oeuvres “qui se désoeuvrent” (Blanchot).
Mais Saint-Jacques et Suchère ont le mérite d’élever le débat et de ne jamais tomber dans l’a priori ou les jugements à l’emporte-pièce. Ils manient un esprit autant de finesse que de géométrie. Le but : ni élever le chef-d’oeuvre au rang d’absolu passéiste et qui n’aurait plus droit de cité, ni prêcher pour un simple retour à un statu quo que la modernité puis la postmodernité ont fait reculer par leurs nouvelles données.
La problématique est non seulement posée mais disséquée de manière précise et intelligente. Plutôt que de se contenter de jouer à l’épinglage et au fichage, les auteurs posent des jalons et données qui permettent de comprendre ce qui se passe dans la pratique de l’art en sa diversité.
Bref, ils remettent bien des pendules à l’heure. Classes, classements, identifications permettent de faire la part entre la création et la valeur unique du seul geste créateur. Et s’il est acceptable de ne pas vouloir faire oeuvre et encore moins chef-d’oeuvre, il est tout autant important et légitime de repenser ce qui constitue les pratiques “actionnistes” (pour faire simple).
“L’écologie du regard” dont parlent les auteurs mérite donc une révision des principes que leur livre clé engage. Il est fait autant pour les amateurs — éclairés ou non — que les praticiens et théoriciens. Pour une fois, ce n’est plus le nihilisme ou le brillant qui sert de peau de chagrin à la réflexion.
L’essai possède le mérite, en ses ponctuations, de faire un point essentiel et entre autres de dégager — en fin de pérégrinations — deux types de chefs-d’oeuvre.
Nous laissons aux lectrices et lecteurs le plaisir de la découverte afin de savoir celui qui est “inutile” et celui qui l’est beaucoup moins.
jean-paul gavard-perret
Camille Saint-Jacques & Eric Suchère, Le Chef-d’oeuvre inutile, L’Atelier Contemporain, Strasbourg, 2020, 138 p. — 20,00 €.