Chris Marker, La Jetée

Un roman-photo sai­sis­sant dans lequel le passé, le pré­sent et le futur se confondent et qui a été trans­cendé par Terry Gil­liam dans L’armée des 12 singes (1995).

La jetée

Sur la jetée d’Orly, un jeune gar­çon est frappé par le visage d’une femme qui voit mou­rir un homme. Nous sommes dans les bun­kers de Chaillot, juste après la troi­sième guerre mon­diale. Des savants post-nucléaires traquent le passé dans les rêves d’un cobaye humain pour cap­tu­rer l’espace-temps, le voyage dans le temps étant devenu à la fois le seul espoir et la seule issue qui reste aux survivants…

Cette sor­tie en dvd du poème fil­mique, monu­ment de C. Mar­ker, est un film ver­ti­gi­neux, réa­lisé, à une excep­tion près, uni­que­ment à par­tir d’images fixes. Un roman-photo sai­sis­sant dans lequel le passé, le pré­sent et le futur se confondent et qui a été trans­cendé par Terry Gil­liam dans L’armée des 12 singes (1995).
Par une asso­cia­tion sans com­mune mesure entre les mots et les images, Chris Mar­ker qui s’est affirmé comme un docu­men­ta­riste aty­pique, tend à l’humanité le miroir de son propre effri­te­ment. Célé­bré pour son intel­li­gence par Bazin, notam­ment à pro­pos des Lettres de Sibé­rie, porté au som­met de l’art ciné­ma­to­gra­phique par “Posi­tif” (“ Le pré­sent du futur sur La Jetée “, Bar­thé­lemy Amen­gual, n°433, mars 1997) et par “Ciné­ma­thèque” (“ Un film “laza­réen” : “La Jetée” de Chris Mar­ker “, Jean-Luc Alpi­giano, 1997), Mar­ker trouble son public par ce noir conte où spi­rale tem­po­relle et alié­na­tion humaine semblent coha­bi­ter à jamais, après le grand gâchis…

La jetée était une caverne
Hom­mage au time-travel chanté en lit­té­ra­ture par un Borges, cette Jetée a pu influen­cer bon nombre d’autres cinéastes, on songe en par­ti­cu­lier au James Came­ron de la série Ter­mi­na­tor. Pour­tant, La Jetée prête le flanc à une inter­pré­ta­tion sur­tout d’ordre phi­lo­so­phique, que ne doivent pas esca­mo­ter telle reprise ou telle resu­cée à tiroirs de l’histoire ori­gi­naire.
Or qu’y apprend-on au juste ? Tout com­mence sur la jetée de l’aéroport d’Orly où nous est pré­sen­tée une image, la “seule image en temps de paix à sur­vivre la guerre”. Contrastent avec la charge de cette image les condi­tions de vie des sur­vi­vants au conflit inter­pla­né­taire, qui se sont reti­rés dans des cavernes sous les ruines de ce qu’il reste des méga­lo­poles de jadis — un décor funeste qui n’est pas sans évo­quer Le pre­mier com­bat ulté­rieur de Luc Bes­son. Encore éga­rés par leur folie fra­tri­cide, ceux qui croient qu’ils font par­tie des vain­queurs oppriment le reste de l’humanité, et pra­tiquent des expé­riences avec des cobayes sur le seul vec­teur en leur pos­ses­sion : le voyage dans le temps, la notion d’espace étant désor­mais vide de sens.

Ce qu’ils cherchent ? ” Nour­ri­ture, méde­cine, sources d’énergie “…
Et voilà, face à cette nietz­schéenne per­mu­ta­tion des valeurs, l’Homme, si peu phi­lo­sophe, revenu dans la mythique caverne décrite au livre VII de la Répu­blique pla­to­ni­cienne. Davos Hanich qui joue le pro­ta­go­niste du film, dont l’histoire nous est contée, est choisi par ces appren­tis sor­ciers — n’ayant rien com­pris au film de l’histoire de l’humanité — pré­ci­sé­ment pour ses pro­blèmes de mémoire qui datent d’avant la guerre.
Tous ceux qui se sont ris­qués dans le tun­nel du temps en sont reve­nus malades et sont morts peu après, mais un homme qui est hanté par le sou­ve­nir (la femme sur la jetée, trope éter­nel de son psyh­cisme) devrait sor­tir indemne de l’épreuve, et rap­por­ter enfin les résul­tats atten­dus par la junte scien­ti­fique. Car ne peut évo­luer dans un temps paral­lèle que celui qui, mû par la han­tise d’une image interne, met celle-ci au pre­mier rang de ses per­cep­tions, accor­dant alors une impor­tance moindre aux sen­sa­tions déri­vées de l’expérience empi­rique à laquelle se réduit le voyage qu’il est en train d’effectuer, entre pré­sent et sou­ve­nir, entre le futur du troi­sième conflit mon­dial et le passé har­mo­nieux et paci­fique qui l’a pré­cédé. La mémoire seule, semble indi­quer C. Mar­ker, peut triom­pher des vicis­si­tudes du temps — sur­tout lorsque l’humanité est pro­mise au néant.

S’aveugler, c’est connaître le vrai
En ce sens est-on conduit à sou­te­nir la thèse sui­vante : La jetée peut faire l’objet d’une lec­ture phi­lo­so­phique de type pla­to­ni­cienne, dans la mesure où le sujet d’expérimentation ici, le der­nier ou le pre­mier homme selon l’aspect de la situa­tion qu’on enten­dra pri­vi­lé­gier, s’efforce de sub­sti­tuer, dans l’ombre d’une caverne mythique — ante ou post-civilisationnelle — la vérité d’un repré­sen­ta­tion men­tale (ancrée dans un topos immé­mo­rial) à la faus­seté ombra­gée des per­cep­tions sen­sibles et des mou­ve­ments des êtres qui s’agitent autour de lui, dans son pré­sent déchu.
Il suf­fit de fer­mer les yeux au réel pour en déga­ger l’essence même, ce qui sup­pose, pro­pé­deu­tique à la lutte dia­lec­tique, une souf­france et un aveu­gle­ment ini­tiaux. Les formes idéales que contemple l’âme chez Pla­ton avant sa chute dans le monde ne sont autres que les vraies images “en temps de paix” des objets et des per­sonnes qui appa­raissent au bout de plu­sieurs jours chez le cobaye de C. Marker.

Lorsque le héros retrouve et parle à la femme (Helene Cha­te­lain) de ses rêves aper­çue à Orly, le spec­ta­teur accède avec eux à un espace sans mémoire, sans plans. Le temps n’est plus dou­leur puisqu’il n’y a plus de temps autre que le pré­sent. On le sait, la réa­lité vraie est, chez Platon-Marker, éter­nelle. Ainsi le voya­geur tem­po­rel ayant sur­vécu à la folie est-il prêt doré­na­vant à ren­con­trer les hommes du futur et à rame­ner à eux qui le mani­pulent, ter­rés dans leur caverne, une quel­conque source de pou­voir éner­gé­tique.
Encore l’accomplissement de cette tâche doit-il se payer du prix le plus élevé, soit la confu­sion finale entre le sou­ve­nir et le pré­sent, soit la mort du pro­ta­go­niste, refu­sant de demeu­rer dans ce futur — qu’il rend para­doxa­le­ment pos­sible — pour retour­ner dans le passé où l’attend cette femme qui hurle sur la jetée de l’aéorport d’Orly. Qui hurle “en vérité” parce qu’il meurt.

Hic Rho­dus , hic sal­tus.

fre­de­ric grolleau


Cof­fret Chris Mar­ker (La Jetée et Sans soleil)

La Jetée : Court métrage fan­tas­tique de Chris Mar­ker (France,1962) avec Helene Cha­te­lain, Davos Hanich, Jacques Ledoux, Andre Hein­rich (29mn)

Bonus : Chris by Chris, por­trait signé Chris Darke ; pré­sen­ta­tion du clip de David Bowie “Jump they Say” ; bande annonce ori­gi­nale de L’Armée de 12 singes ; livret de 32 pages.

For­mat : 16/9e com­pa­tible 4/3 ; 1.33 Son : Dolby Digi­tal 2.0 Mono

Sous-titres : Anglais

Simple face Double couche Arte Vidéo Zone 2

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