Quelle « réalité nationale » ?
Au début du XXe siècle, dans La Colline inspirée, Maurice Barrès avait rendu hommage aux « lieux où souffle l’esprit », élisant parmi eux, « illustres ou inconnus, oubliés ou à naître », des endroits constitutifs de la France, parmi lesquels la prairie de Lourdes, la plage des Saintes-Maries, le rocher de la Sainte-Victoire, Vézelay « héroïque », les grottes des Eyzies, la lande de Carnac, la forêt de Brocéliande ou Domrémy, pour souligner le sentiment religieux qui s’en dégageait et leur capacité à nous faire connaître « un sens de l’existence plus secret que celui qui nous est familier ».
Dans les années quatre-vingt, Pierre Nora dirigeait avec maestria un magnifique triptyque intitulé Lieux de mémoire, plus seulement géographiques, puisqu’allant du « l’objet le plus matériel et concret, éventuellement géographiquement situé, à l’objet le plus abstrait et intellectuellement construit », dans lequel il présentait un tour de France des fondamentaux de la nation, aussi divers que les trois couleurs, la Marseillaise, la visite au grand écrivain, le Grand Dictionnaire de Pierre Larousse, la Vendée « région-mémoire » ou le Mur des Fédérés.
Les éminents historiens que sont Olivier Wieviorka et Michel Winock, s’ils saluent la démarche de Pierre Nora et de son équipe, ne sont pas mus par le même esprit : si leur prédécesseur souhaitait « saisir tous les éléments qui commandent l’économie du passé dans le présent », l’équipe d’auteurs actuels n’aspire pas à représenter la place du passé dans le présent, mais « le rôle effectif qu’ont assumé certains sites dans l’histoire de France, rôle qui a contribué à forger notre réalité nationale » : avant d’acquérir le statut iconique qui est le leur, certains lieux comme Chambord ou Versailles ont d’abord assumé des fonctions politiques, militaires, religieuses, et symbolisent un moment précis du passé « dont ils offrent une forme de quintessence ».
Ainsi, les historiens relativisent, d’une certaine manière, le travail de Pierre Nora, car certains lieux sont clairement perçus comme non-français par leur histoire, acquérant leur caractère français par le seul hasard de leur présence sur le territoire devenu national entre-temps (Lascaux, ou le Pont du Gard, par exemple) : c’est l’invention d’un droit du sol pour les bâtiments, d’une certaine manière ; on pourrait donc craindre ici que la géographie dicte l’histoire, ou que la relecture du travail ne s’en tienne à une certaine idéologie ; on avait en effet reproché à l’entreprise de Nora, en son temps, non le sérieux des interventions, mais les choix faits pour retenir tel ou tel lieu géographique, ou les silences sur les événements douloureux (guerres napoléoniennes, colonisation et décolonisation).
La diversité des éléments évoqués est toutefois impressionnante pour un seul volume de poche : trente-quatre lieux sont recensés par des historiens de renom, qui sont aussi autant de garanties d’ouverture d’esprit pour cet ouvrage, divisé en quatre parties historiques : « La France avant la France », dont le titre très normalien permet de s’interroger sur Carnac, Lascaux, Alésia ou le Pont du Gard, « Du Moyen Age aux Temps Modernes », qui va du Mont-Saint-Michel au Louvre en passant par Chambord ou le Palais des Papes, « De la Révolution à la Première Guerre mondiale », qui s’intéresse évidemment à la Bastille, mais aussi à l’Arc de Triomphe ou à Lourdes ou à la Promenade des Anglais, et « De la Grande guerre à nos jours », où l’on évoque tour à tour les usines Renault de Billancourt (à ne jamais « désespérer », les gouvernements seraient bien inspirés de se le rappeler !), la Maison de la radio par un de ses brillants illustrateurs (J.-N. Jeanneney), Douaumont, Drancy ou la Ligne Maginot, pour terminer par Sarcelles.
Chaque notice est organisée avec un titre annonçant simplement le contenu, parfois en le problématisant (« Le Mont-Saint-Michel : les possibilités d’une île » ; « L’Institut de France : la légitimité et la distance ») ; des intertitres viennent ponctuer la lecture pour donner les grandes parties de l’article ; enfin, chaque entrée est complétée d’une bibliographie qui permettra au curieux d’approfondir ses recherches. Le volume se termine par les notices biographiques de chaque auteur, et une table des matières.
On lit avec plaisir cet ensemble d’inspiration si disparate, qui permet de refaire un tour d’histoire de France en un temps où elle tend parfois à être niée, ou réduite à peu de choses.
yann-loic andre
Olivier Wieviorka & Michel Winock (dir.), Les Lieux de l’histoire de France, Paris, Perrin, « Tempus », 2019, 640 p. — 11,00 €.