Guy Bouchard, Les 42 210 univers de la science-fiction

Une théo­rie scien­ti­fique de la Littérature

Indé­nia­ble­ment, la science-fiction est l’un des élé­ments cultu­rels carac­té­ris­tiques de notre époque contem­po­raine. Que le terme soit uti­lisé pour dis­cré­di­ter des théo­ries ou des aspi­ra­tions tech­no­lo­giques ou, au contraire, per­mette de se van­ter d’avoir pu accom­plir, dans le monde réel, ces mêmes théo­ries ou aspi­ra­tions tech­no­lo­giques consi­dé­rées hier comme irréa­listes. Que les thé­ma­tiques tra­di­tion­nel­le­ment asso­ciées à la science-fiction fassent désor­mais par­tie de notre quo­ti­dien : conquête spa­tiale, androïdes, intel­li­gence arti­fi­cielle, cybe­res­pace,…
Ou encore que la science-fiction se décline, tant dans les divers sec­teurs artis­tiques que dans des stra­té­gies com­mer­ciales per­met­tant la vente d’un pro­duit dont est garan­tie la qua­lité indis­cu­table car inhé­rente à son carac­tère “futu­riste”. La science-fiction est deve­nue une com­po­sante cultu­relle indu­bi­ta­ble­ment ancrée dans l’histoire des socié­tés capi­ta­listes qui, par leur scien­tisme et leur vision évo­lu­tion­niste de l’histoire humaine, lui ont donné la forme que nous lui connais­sons aujourd’hui sous l’étiquette « science-fiction ».

Omni­pré­sent et mul­ti­forme, ce foi­son­ne­ment cultu­rel semble pour­tant dis­soudre davan­tage l’unicité de ce qui fut d’abord reven­di­qué comme un “genre lit­té­raire”. Bon nombre d’auteurs et de théo­ri­ciens occi­den­taux se sont essayés à bra­ver l’impossible appa­rent pour en appor­ter une défi­ni­tion plus ou moins éla­bo­rée, quand d’autres s’y sont refu­sés, par dépit ou par dédain.
Mais aucun ne l’a fait de manière aussi magis­trale et intel­li­gente que Guy Bou­chard, dont le pré­sent essai sur la science-fiction per­met non seule­ment de repen­ser la lit­té­ra­ture comme sys­tème glo­bal, mais éga­le­ment de don­ner, par la démons­tra­tion, une bonne leçon d’humilité à la noble ins­ti­tu­tion lit­té­raire empoi­crée dans son rogue fiel.

Andro­gy­niste, uto­piste, phi­lo­sophe, pro­fes­seur de phi­lo­so­phie et auteur de romans (Vénus via Atlan­tide, 1961 ; Les gélules uto­piques, 1988) et de nou­velles, Guy Bou­chard pro­pose ici de cen­trer son étude sur la science-fiction. Par­tant du pos­tu­lat qu’aucune construc­tion de l’esprit n’est indé­fi­nis­sable et qu’un “genre” lit­té­raire, pour être défini, néces­site un exa­men exhaus­tif et rigou­reux, Bou­chard confronte l’ensemble des ten­ta­tives de défi­ni­tion au cor­pus lit­té­raire exis­tant afin d’en éprou­ver, pour cha­cune, la vali­dité opé­ra­tion­nelle.
Com­men­çant par ceux qui com­parent la SF au mythe (Brad­bury, Klein, Juin, …), le phi­lo­sophe démontre, en s’appuyant sur des défi­ni­tions anthro­po­lo­giques (straus­siennes, notam­ment), que le rap­pro­che­ment avec la mytho­lo­gie, stricto sensu, n’est pas adapté, de même que la com­pa­rai­son méta­pho­rique ne révèle en fait aucun inté­rêt définitionnel.

Recher­chant alors une défi­ni­tion interne et auto­nome, sans rela­tion avec d’autres genres lit­té­raires, Guy Bou­chard note que la science-fiction se carac­té­ri­se­rait selon cer­tains (Ber­gier, Mer­ril, etc.) par un axe techno-scientifique à laquelle ren­voie évi­dem­ment l’étiquette “science-fiction”, et/ou, pour d’autres (Camp­bell, Van Herp, Goi­mard, Gerns­back, …),  par un axe futu­riste.
Tou­te­fois, ces deux axes, s’ils sont per­ti­nents dans une cer­taine mesure, se révèlent insuf­fi­sants, non seule­ment pour rendre compte de l’ensemble du cor­pus exis­tant et reconnu comme appar­te­nant à la SF, mais encore pour dis­so­cier tout à fait celui-ci d’autres romans consi­dé­rés comme réalistes.

L’axe techno-scientifique pris en compte seul, par exemple, ferait entrer Zola au Pan­théon science-fictionnel dans la mesure où le mou­ve­ment natu­ra­liste qu’il reven­di­quait se vou­lait une lit­té­ra­ture scien­ti­fique et socio­lo­gique. Il en irait de même des romans médi­caux, ou des romans auto­mo­biles ou de tout autre roman qui s’intéresserait à la science, la tech­nique ou la tech­no­lo­gie.
Com­bi­ner le pre­mier axe (la techno-science) au second (le futu­risme) ne suf­fit pas à résoudre l’énigme défi­ni­tion­nelle et Bou­chard sou­lève alors le débat entre les tenants de la science stricte comme trait domi­nant de la « vraie » science-fiction, et ceux qui acceptent d’y inclure les extra­po­la­tions scien­ti­fiques. Or, la pre­mière accep­tion ne résiste pas à l’analyse puisque la SF fon­dée sur la science stricte, pour être rigou­reuse, ne devrait com­por­ter aucune extra­po­la­tion et donc s’en tenir au roman réa­liste ; par consé­quent les extra­po­la­tions scien­ti­fiques tiennent néces­sai­re­ment de la fan­tai­sie et de la pseudo-science.

De plus, ces axes ne sau­raient rendre compte de l’intégralité des œuvres cré­di­tées SF (pen­sons aux uchro­nies) et, pour y pal­lier, beau­coup (Mer­ril, Stur­geon, Ray­naud, Daven­port, …) ont pro­posé d’ajouter la néces­sité d’une dimen­sion phi­lo­so­phique au roman de SF. Le récit devien­drait donc pré­texte au ques­tion­ne­ment, à la remise en cause et à la réflexion. Tou­te­fois, une telle défi­ni­tion devient par trop englo­bante tout en excluant, sub­jec­ti­ve­ment, des œuvres qui ne contien­draient qu’un pro­pos récréa­tif.
En outre, Bou­chard sou­ligne que la dis­tan­cia­tion non cog­ni­tive d’une œuvre, que celle-ci soit science-fictive ou réa­liste, n’implique pas une infé­rio­rité qua­li­ta­tive qui exclu­rait autant l’auteur(e) que le roman de la grande ins­ti­tu­tion lit­té­raire : « Le souci d’instruire n’est pas néces­sai­re­ment l’apothéose de la lit­té­ra­ture. On peut même ins­truire en amu­sant, comme le disait déjà Horace dans l’Epitre aux Pisons » [1].

Un troi­sième axe est alors abordé, celui du carac­tère fon­da­men­ta­le­ment irréa­liste de la science-fiction. Met­tant du même coup un terme aux médi­sances des auteurs réa­listes (Pivi­dal, Koest­ler, Lanoux, Sartre, …), les­quels ont mis un point d’honneur à briller d’intelligence en fou­lant aux pieds le genre science-fictionnel, et à ceux qui, en guise de riposte, ont fus­tigé le roman réa­liste (Bret­nor, Niven, Bar­ja­vel, …), Bou­chard rap­pelle que le débat est sté­rile puisque, l’un comme l’autre, ces “genres” reposent sur la fic­tion de sorte que le roman réa­liste est aussi fic­tif que le roman de SF.
Repre­nant ici la pro­po­si­tion de Frank­lin [2], toute fic­tion se défi­nit par rap­port à une réa­lité tem­po­relle de sorte que le carac­tère irréa­liste est for­te­ment sub­jec­tif. Ainsi, la fic­tion réa­liste contre­fait la réa­lité pré­sente, la fic­tion his­to­rique contre­fait la réa­lité pas­sée, la science-fiction contre­fait la réa­lité pas­sée, pré­sente ou future en inven­tant des hypo­thèses croyables tan­dis que la fan­tai­sie sub­sti­tue la réa­lité à une option impossible.

En outre, Bou­chard rap­pelle que la recherche métho­dique d’une défi­ni­tion scien­ti­fique peut ne pas repo­ser sur une démarche axio­lo­gique, mais seule­ment sur une démarche des­crip­tive. Consta­tant ainsi que les défi­ni­tions auto­nomes peinent à rendre compte de l’ensemble des carac­té­ris­tiques du cor­pus science-fictionnel, Bou­chard explore ensuite les rap­ports d’exclusion, d’inclusion ou d’intersection, qu’entretient la SF avec ce qu’il appelle, pour évi­ter les pré­ju­gés néga­tifs que recèlent d’autres termes, la « lit­té­ra­ture spé­cia­li­sée » ou « d’évasion ».
En exa­mi­nant ainsi métho­di­que­ment les théo­ries qui rap­prochent ou dis­tinguent la SF du fan­tas­tique, de la fan­tai­sie ou de l’utopie, il en arrive à la conclu­sion que ces com­pa­rai­sons sou­lèvent des traits com­muns et des dif­fé­rences inté­res­santes, qu’il érige en “sèmes”, sans par­ve­nir pour autant à faire toute la lumière défi­ni­tion­nelle sur la SF. Et le phi­lo­sophe n’oublie pas, cepen­dant, de saluer l’existence de toutes ces concep­tions qui, bien qu’erronées, lui ont per­mis de « pro­duire une théo­rie cohé­rente et utile », laquelle se situe « dans le pro­lon­ge­ment de ces efforts ».

Après avoir ainsi pro­cédé à l’inventaire de la docu­men­ta­tion consa­crée à la science-fiction, Bou­chard pos­tule que la quasi-totalité des pro­blèmes qui ont émergé de celui-ci découle de l’absence d’une théo­rie glo­bale du roman. En effet, en dres­sant la liste de tous les sèmes uti­li­sés pour défi­nir la mul­ti­tude de dis­tinc­tion de “genres” au sein de la lit­té­ra­ture, il s’aperçoit que la plu­part sont redon­dants pour décrire des formes roma­nesques pour­tant variées et tra­di­tion­nel­le­ment consi­dé­rées comme her­mé­tiques, auto­nomes et bien dif­fé­ren­ciées les unes des autres.
Bou­chard pro­pose donc de faire abs­trac­tion de ces formes lit­té­raires et de recou­rir à l’exploitation de ces sèmes ou « cri­tères dis­tinc­tifs empi­riques » de manière sys­té­ma­tique afin de déga­ger sa théo­rie glo­bale du roman.

Repre­nant la pen­sée de Nor­throp Frye [3] qui défi­nit la lit­té­ra­ture comme une « struc­ture ver­bale auto­nome et auto­té­lique » (c’est-à-dire sans autre but qu’elle-même) qui sus­pend la fonc­tion dési­gna­tive du lan­gage au pro­fit de sa fonc­tion esthé­tique, Bou­chard dis­tingue le roman en tant qu’œuvre lit­té­raire peu­plée de per­son­nages. Ceci lui per­met de dif­fé­ren­cier les romans d’autres sup­ports artis­tiques n’utilisant pas le lan­gage écrit ou n’ayant pas recourt aux per­son­nages telle que la poé­sie…
On pourra repro­cher à Bou­chard d’avoir élu­der si rapi­de­ment la poé­sie de son ana­lyse au seul pré­texte qu’elle ne contien­drait pas de per­son­nages, s’en tenant ainsi à la pen­sée tra­di­tion­nelle qui veut que la poé­sie soit dif­fé­ren­ciée des romans. Pour­quoi les romans ne pourraient-ils pas être poé­tiques, et pour­quoi le per­son­nage n’aurait-il pas sa place en poésie ?

Le poète est sou­vent un per­son­nage en tant que nar­ra­teur animé de pas­sions. Quant aux nar­ra­taires, impli­cites ou expli­cites, ils en sont éga­le­ment et le contenu même du poème peut dési­gner ou mettre en scène des per­son­nages… D’ailleurs Bou­chard lui-même écrit dans les para­graphes sui­vants que nar­ra­teur et nar­ra­taire, en tant qu’expression esthé­tique du des­ti­na­teur et du des­ti­na­taire obser­vés au niveau sémio­lo­gique, ne sont pas des non-personnages, mais bien des « méta-personnages ».
Sans doute a-t-il voulu évin­cer de son étude le domaine poé­tique qui, il est vrai, ne pro­pose pour l’instant que peu de poé­sie reven­di­quant la mise en scène de per­son­nages ou ayant un contenu science-fictionnel. Il y a donc là au moins deux domaines de créa­tion inex­plo­rés pour les poètes du futur…

Après avoir ainsi déli­mité son champ d’étude, Bou­chard expose alors sa théo­rie sur le roman lit­té­raire, celui-ci étant consi­déré comme un sys­tème consti­tué de plu­sieurs micro-systèmes : le temps, l’espace et le per­son­nage. Mais, en étu­diant plus pré­ci­sé­ment les per­son­nages, il note qu’ils consti­tuent en fait deux micro-systèmes dif­fé­rents selon qu’on les observe en eux-mêmes ou par rap­port au nar­ra­taire impli­cite (le lec­teur).
Les per­son­nages, qu’il défi­nit comme des enti­tés fic­tives, dès lors qu’ils sont consi­dé­rés en eux-mêmes, per­mettent de mettre en relief des domi­nantes nar­ra­tives que Bou­chard classe en trois caté­go­ries : les actions, les idées, la psy­cho­lo­gie et enfin quatre com­bi­na­toires de ces trois caté­go­ries. Il pré­cise tou­te­fois que le fait qu’un roman dra­ma­tique voit son récit consti­tué essen­tiel­le­ment par des actions, n’implique pas que celles-ci n’engendrent pas de réac­tions psy­cho­lo­giques ou idéiques sur les per­son­nages, mais que ces réac­tions seront subor­don­nées au carac­tère domi­nant de l’action. Par exemple, l’amour y sera moins une pas­sion qu’une acti­vité physique.

Et Bou­chard de bien sou­li­gner que, au sein de ce pre­mier micro-système, il n’y a pas de hié­rar­chie de valeur entre les dif­fé­rents romans qu’il engendre. Il affirme en effet qu’il n’y a pas de tort ni de carence pour un roman à se concen­trer davan­tage sur l’action que sur les idées ou la psy­cho­lo­gie d’un per­son­nage, mais seule­ment un dépla­ce­ment d’intérêt opéré par l’auteur.
Et, par­tant, que la science-fiction dra­ma­tique n’est pas moins digne d’intérêt que la science-fiction psy­cho­lo­gique, idéique ou mixte, de sorte qu’aucun auteur ou cri­tique ne devrait impo­ser ses goûts sub­jec­tifs en les reven­di­quant comme supé­rieurs au risque de les éri­ger en dik­tats intel­lec­tuels et d’amputer la liberté abso­lue de l’auteur comme du lecteur.

Consi­dé­rant les per­son­nages par rap­port au nar­ra­taire impli­cite, Bou­chard sélec­tionne ensuite des sèmes géné­riques simples et per­ti­nents, plu­tôt que de se perdre dans des sèmes binaires trop exclu­sifs et spé­cia­li­sés (du type musclé/non mus­clé, beau/laid, héro/anti-héros, etc.), et pro­pose ainsi de faire la dis­tinc­tion, au sein du deuxième micro-système roma­nesque, entre per­son­nages homo­morphes et hété­ro­morphes.
Puisque les deux pre­miers micro-systèmes engen­drés par les per­son­nages sont à mettre en rela­tion avec l’environnement spatio-temporel, Bou­chard pro­pose ensuite deux autres micro-systèmes comme sous-ensembles éga­le­ment consti­tu­tifs du sys­tème romanesque.

Analy­sant le micro-système spa­tial, Bou­chard regroupe tous les sèmes carac­té­ri­sant, sous la plume d’écrivains ou d’auteurs, les dif­fé­rents genres roma­nesques, en fonc­tion d’espace déter­mi­nable ou « topique » (à par­tir de la racine grecque topos : lieu) ou indé­ter­mi­nable, donc ato­pique. Au sein de l’espace topique, il pro­pose de dis­tin­guer l’homotopie, si l’espace déter­mi­nable est connu du des­ti­na­taire (et donc res­sem­blant au sien ou « réa­liste »), ou hété­ro­to­pie dans le cas inverse.
Il pro­pose enfin une der­nière dis­tinc­tion au sein de l’hétérotopie, selon qu’elle est ter­restre ou bien galac­tique. L’hétéropie ter­restre serait un lieu qui est censé être situé sur la pla­nète Terre, mais qui n’appartient à aucune géo­gra­phie connue. En effet, bien avant que le futur soit uti­lisé comme coor­don­nées tem­po­relle de l’altérité et bien avant l’invention du satel­lite et de Google map, il fut un temps où les uto­pistes, notam­ment, recou­raient, à l’hétérotopie ter­restre pour pré­sen­ter leur société différente.

Bouchard pré­cise que l’homotopie et l’hétérotopie ter­restre font appel aux codes cultu­rels des lec­teurs et lec­trices si bien qu’un roman situé dans le futur peut être homo­to­pique dans la mesure où les chan­ge­ments géo­po­li­tiques seraient une évo­lu­tion consi­dé­rée comme nor­male dans le roman. Enfin, il indique que des com­bi­nai­sons sont pos­sibles au sein d’un même roman, ce qui mul­ti­plie d’autant de com­bi­nai­sons les pos­si­bi­li­tés nar­ra­tives.
Sui­vant la même idée que le micro-système spa­tial, Bou­chard opère une dis­tinc­tion entre le temps déter­mi­nable ou « chro­nie » (de la racine grecque chro­nos : temps) ou indé­ter­mi­nable soit « achro­nie ». À l’état pur, l’achronie serait un récit qui se situe sur une autre pla­nète et dont les per­son­nages sont hétéromorphes.

Si le temps est déter­mi­nable, il faut alors dis­tin­guer au sein de la chro­nie, l’homochronie (le pré­sent) dans le cas d’un temps iden­tique à celui du des­ti­na­taire, soit hété­ro­chro­nie (passé, futur) dans le cas inverse. Bou­chard démontre à par­tir d’exemples que, dans ce micro-système éga­le­ment, des com­bi­nai­sons sont pos­sibles entre les tem­po­ra­li­tés au sein d’un seul et même roman, y com­pris dans le cas d’un récit dont la tem­po­ra­lité serait suc­ces­si­ve­ment chro­nique puis achro­nique ou vice-versa. Un roman peut donc être mono­chro­nique ou polychronique.

Pour cha­cun des micro-systèmes pré­sen­tés, Guy Bou­chard démontre la per­ti­nence de ses caté­go­ries en pui­sant des exemples concrets parmi la lit­té­ra­ture exis­tante, tout en pre­nant soin de pré­ci­ser que le fait de ne pas trou­ver de com­bi­nai­sons pos­sibles dans les romans exis­tants ne signi­fie pas qu’elles ne seraient pas opé­ra­tion­nelles, mais seule­ment qu’il s’agit de pos­si­bi­li­tés nar­ra­tives qui demeurent inex­ploi­tées.
En effet, pre­nant en compte la diver­sité des sèmes mis en relief lors de son ana­lyse du cor­pus défi­ni­tion­nel, Guy Bou­chard pos­tule que les com­bi­nai­sons science-fictives pos­sibles entre les micro-systèmes amènent les pos­si­bi­li­tés nar­ra­tives propres à la SF à au moins 42 210 formes de romans.

En guise de conclu­sion, et pour­sui­vant le che­min tracé par ses pré­dé­ces­seurs (Phil­mus, Mos­ko­witz, Rochette, …), le phi­lo­sophe pro­pose de redé­fi­nir la science-fiction comme une « concep­tion rhé­to­rique du recours à l’alibi scien­ti­fique ». Ce qui importe, dans la science-fiction, c’est d’utiliser la science comme un moyen nar­ra­tif per­met­tant d’établir le carac­tère cog­ni­tif de la fic­tion ; pour sur­prendre l’incroyance du lec­teur et le convaincre que les thèmes science-fictionnels se rat­tachent à des prin­cipes ration­nels, assu­rant ainsi leur plau­si­bi­lité.
À l’instar des autres “genres lit­té­raires”, l’œuvre de science-fiction ne serait que celle qui se pré­sente comme telle. Tex­tuel­le­ment, les marques de ce type de pré­sen­ta­tion cor­res­pondent aux efforts de ratio­na­li­sa­tion opé­rés par l’auteur. La carac­té­ris­tique des romans de SF n’est donc pas un recours à la science, mais bien un effort de ratio­na­li­sa­tion de la part de l’auteur. De sorte que la SF, au même titre que le fan­tas­tique, la fan­tai­sie mais éga­le­ment le réa­lisme, n’est ni plus, ni moins, qu’un mode d’exécution narratif.

Ainsi, les dif­fé­rents degrés de recours à l’alibi scien­ti­fique pri­vi­lé­giés par les auteurs, ne sont pas per­ti­nents pour la clas­si­fi­ca­tion des textes, mais seule­ment pour l’édification du seuil de tolé­rance propre à chaque lec­teur et lec­trice selon ses goûts et dégoûts. Ceci implique que la teneur techno-scientifique ne peut être consi­dé­rée comme une valeur intrin­sèque, mais comme une variable plus ou moins impor­tante inhé­rente à la nature du roman (dra­ma­tique, psy­cho­lo­gique, idéique ou mixte) et à la tona­lité de sa nar­ra­tion (sérieuse, comique, sati­rique, …).
De même, que des thèmes soient ordi­nai­re­ment exploi­tés davan­tage dans un mode nar­ra­tif que dans un autre, cela est une évi­dence qui ne doit pour­tant pas occul­ter le fait qu’ils peuvent tout à fait être exploi­tés par un autre mode, telle le serait, par exemple, une même his­toire de vam­pire trai­tée sur un mode fan­tas­tique (ori­gine sur­na­tu­relle inex­pli­quée), réa­liste (syn­drome de Ren­field, por­phy­rie, …) ou science-fictif (mani­pu­la­tions géné­tiques, extraterrestres, …).

En ne cher­chant pas à décré­ter ce que la science-fiction devrait être ou ne pas être, Guy Bou­chard par­vient à décrire, comme nul autre avant lui, ce que la science-fiction est réel­le­ment, et ce qu’elle pour­rait être. Et c’est ainsi qu’il relève avec brio le défi posé par la ques­tion défi­ni­tion­nelle. Plus encore : qu’il par­vient à rame­ner la paix et l’unicité au sein du monde lit­té­raire.
Après comp­ta­bi­li­sa­tion par ses soins, il appa­raît que le sys­tème roma­nesque, dans son entier, offre 87 435 pos­si­bi­li­tés nar­ra­tives et, au sein de celui-ci, la science-fiction, en tant que mode nar­ra­tif impli­quant un effort de ratio­na­li­sa­tion à un degré plus ou moins impor­tant, com­porte 42 210 formes possibles.

Guy Bou­chard démontre par là-même « le pro­di­gieux foi­son­ne­ment de ses pos­si­bi­li­tés créa­trices : d’une part en la situant dans 48,27 % du sys­tème roma­nesque glo­bal, d’une autre en sug­gé­rant qu’au-delà de ses formes cano­niques, le moindre de ses thèmes […] est sus­cep­tible de mil­liers de varia­tions » tout en concluant que « la science-fiction est un archer qui peut faire réson­ner, sur un mode nou­veau, toutes les cordes tra­di­tion­nelles de la fic­tion roma­nesque » [4].
L’essai de Guy Bou­chard est un monu­ment théo­rique ; une brillante pro­po­si­tion concep­tuelle mal­heu­reu­se­ment pas­sée qua­si­ment inaper­çue ; un ins­tru­ment indis­pen­sable pour tous ceux et celles qui s’interrogent sur la nature du roman et celle de la science-fiction contem­po­raine ; une œuvre pri­mor­diale qui révo­lu­tion­nera à jamais notre com­pré­hen­sion men­tale de l’univers romanesque.

sophie bonin

Guy Bou­chard, Les 42 210 uni­vers de la science-fiction, édi­tion Le Pas­seur, 1993, 348 p.



[1] Guy Bou­chard, Les 42 210 uni­vers de la science-fiction, éd. Le Pas­seur, 1993, p. 195–196.

[2] H. Bruce Frank­lin, Future Per­fect, Ame­ri­can SF of the Nine­teenth Cen­tury, Oxford Uni­ver­sity Press, New York, 1966, p.3–4.

[3] Frye Nor­throp, Ana­to­mie de la cri­tique, Gal­li­mard, Paris, 1969.

[4] Op. cit., Bou­chard, p. 306–307.

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