Ariane Dreyfus, La Lampe allumée si souvent dans l’ombre

Emois d’ariane Dreyfus

Il y a d’abord ce qui laisse sans voix, (phase 1) puis (phase 2) ce qui pro­voque un effet d’abîme. « Ce ne peut être que la fin du monde en avan­çant » aurait dit Rim­baud : mais pas Ariane Drey­fus puisqu’elle pro­pose une suc­ces­sion de chutes et de remon­tées où seul l’insaisissable est retenu. La poé­tesse rap­pelle que la vie tue mais que c’est un don. Comme la poé­sie elle-même. C’est pour­quoi elle est si dif­fi­cile. Don­ner, vrai­ment don­ner, est dif­fi­cile. L’auteur y par­vient avec sen­si­bi­lité, force, inquié­tude. Avec amour aussi.

 Le livre devient un habit sur-mesure et intime qui n’est pas un lin­ceul. Ariane Drey­fus à tra­vers lui pose la ques­tion : que faire avec un corps ? Car voici le corps. La voix sort de lui. L’écriture l’enregistre. Elle ne copie pas sim­ple­ment les affres de l’âme. C’est pour­quoi son livre est pas­sion­nant : don­ner du « corps » aux mots est dif­fi­cile. Mais la créa­trice pré­cise : au nom de qui don­ner des mots sinon à ce que dit le corps jusque sous la peau de l’inconscient ? Sou­vent l’écriture l’excentre. A l’inverse ici, l’auteur en invente la trace qu’on ne peut jamais consi­dé­rer comme ache­vée puisqu’il est impos­sible de consi­dé­rer le corps comme achevé.

La poé­sie devient sou­dain une indes­crip­tible traîne contre l’effacement et l’effritement. « La Lampe allu­mée si sou­vent dans l’ombre » n’est donc pas un simple miroir : elle s’y s’enfonce. Elle en jaillit. Noir sur noir. Ou plu­tôt en brillance. A cet ins­tant les morts (poètes, écri­vains, cinéastes) ne reviennent plus han­ter les vivants. Ce sont les vivants qui habitent les morts pour qu’ils per­sistent dans ce que nous deve­nons. Entre les deux : une ivresse. Comme il peut y avoir une ivresse entre deux amants ou entre un auteur et son lec­teur à tra­vers l’étoffe litur­gique des lumières de l’écriture.

Chaque phrase à sa manière coupe les mots pour élar­gir leur secret. Dans leur creux, la vie déborde contre le peu qu’elle est. C’est pour­quoi un tel livre ne se quitte pas. Le corps entier devenu voix il ne s’agit pas de la filer mais de la détri­co­ter. A coup d’appels, à la recherche des autres et d’une har­mo­nie suf­fo­quée com­pa­rable à celle des momies coptes où ceux qui ne parlent plus s’expriment pour­tant encore par la bouche. Et si per­sonne ne peut se sau­ver de la mala­die de la mort, la voix par­fois ose dans la den­sité du silence du coffre tho­ra­cique se faire entendre.
Elle ne se fait pas seule­ment l’écho d’un besoin mélan­co­lique de par­ta­ger le cha­grin du temps. Elle pro­voque des coups de poing. Reste en elle sa Pas­sion. La voix n’est donc pas là pour deman­der par­don. Elle peut arti­cu­ler les jour­nées de joie pour des noces à venir dans le for­mi­dable et tra­gique cor­tège humain.

Ariane Drey­fus fait jaillir la parole sous la lampe. Sa lumière blanche s’étale, dis­pa­raît puis revient face aux vani­tés. Et si le temps fait de nous des orphe­lins d’un seul jour à l’aune de l’éternité, l’auteur pro­pose un pari sur l’avenir en deve­nant la pri­mi­tive d’un pos­sible à conqué­rir. Trou­vant des mots pour se dire et se par­ler, le corps en a fini ici avec les épou­sailles des mères et avec l’extase pour­ris­sante de la chair sou­mise à la seule jubi­la­tion de la ver­mine. Le souffle n’est plus coupé.
La poé­tesse apprend (sans faire de leçon) à vivre l’altérité. Avant que le gris-noir ne s’étende, avant la nuit totale, son texte reste un mur­mure assour­dis­sant, ins­tinc­tif et tout autant ana­ly­tique. Il devient la face brillante d’un désir que nous n’assumons pas for­cé­ment. Le blas­phème y jouxte l’adoration, la lumière les ténèbres par la charge d’inconnu expo­sée à l’arrachement.

jean-paul gavard-perret

Ariane Drey­fus, La Lampe allu­mée si sou­vent dans l’ombre, Édi­tions José Corti , 2013, 320 p. - 19,00 €.

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