Le Journal de Julien Green restait en grande partie inédit. L’auteur, plus connu pour son catholicisme que son érotomanie, prend en charge en tant que diariste la vie du corps. Et plus précisément le sien. Mais celui des autres est aussi de ceux qui le fascinent. Le mélomane amateur d’opéra, de ballet qui fait preuve d’un goût certain pour les arts mais tout autant pour leurs interprètes masculins est là.
Nous sommes loin des romans de l’auteur. Et le Journal leur donne désormais une autre lecture. Julien Green aurait aimé publier ce qu’il écrit ici. Mais cela était impossible. Contrairement à Paul Morand ou Montherlant, il trouve un autre moyen d’exprimer sa vie érotique d’homosexuel entre les deux guerres, c’est-à-dire à une époque où la morale catholique impose son diktat.
Cruel envers Mauriac — même s’ils étaient très liés -, il développe une hypocrisie littéraire officielle qui n’a rien à voir avec le Bordelais. Et, pour déplacer le problème de l’homosexualité, il voyage souvent (Allemagne, Autriche). Quant à cet énorme corpus (le premier d’une série à paraître), il redimensionne la vie sexuelle à travers ce double jeu entre l’oeuvre ouverte et l’existence de l’écrivain américain qui n’écrivit qu’en français.
Robert de Saint Jean est à la fois son ami, son amant voire son héros mi-ange mi-démon, le plus indécent et le plus complaisant. Il répond à tous ses désirs les plus pornographiques et l’auteur ne s’économise en rien pour les décrire. Il s’y fait authentique dans son expression du fait charnel et de ce qu’il nomme “la baise” sans la moindre crainte de franchir les seuils de l’obscène.
Green apparaît en tant qu’écrivain érotique (et c’est un euphémisme) qui expulse dans de telles pages des plus précises ce que le catholicisme interdisait. Le romancier connait le remord, le péché mais la liberté emporte sur le regret. Et ce avec une fascination constante pour la beauté du corps masculin — propre peut-être à un pratiquant d’une religion dont les sculptures offrent souvent et par la bande un “gay power”.
Chaque jour ou presque, l’auteur relate et anime un monde amoureux homosexuel en des lieux spécialisés ou non (bains, pissotières, transports en commun). Toutes les classes sociales y sont représentées — des ouvriers aux aristocrates — dans la diversité des pratiques (tarifées ou non). La pédophilie y est évoquée même si Green ne la pratique pas. Mais il n’y a chez lui aucun opprobre moral. Il la constate sans la juger.
L’érotomane ne se confesse pas : il s’affirme sans fards. Il dit ce que les corps masculins provoquent en lui de plaisir jusqu’à la souffrance lorsque les corps s’éloignent et qu’il le constate “la rage dans l’âme”. Ce journal intime est plus qu’intime. Celui de Gide reste en comparaison d’un puritanisme luthérien.
Et se comprend mieux pourquoi Green s’est converti au catholicisme. Il y trouva inconsciemment ce que son expression plastique pouvait receler de charmes baroques. Et dans un tel Journal, Eros vécu et onirisme cauchemardesque deviennent la base de l’expérience intérieure à laquelle l’oeuvre romanesque donnera d’autres dimensions tout en puisant là sa source d’inspiration.
jean-paul gavard-perret
Julien Green, Journal Intégral, tome 1 1919–1940, Bouquin-Laffont, Paris, 2020.