Julien Green, Journal Intégral, tome 1, 1919–1940

L’inat­tendu libertin

Le Jour­nal de  Julien Green res­tait en grande par­tie inédit. L’auteur, plus connu pour son catho­li­cisme que son éro­to­ma­nie, prend en charge en tant que dia­riste la vie du corps. Et plus pré­ci­sé­ment le sien. Mais celui des autres est aussi de ceux qui le fas­cinent. Le mélo­mane ama­teur d’opéra, de bal­let qui fait preuve d’un goût cer­tain pour les arts mais tout autant  pour leurs inter­prètes mas­cu­lins est là.
Nous sommes loin des romans de l’auteur. Et le Jour­nal leur donne désor­mais une autre lec­ture. Julien Green aurait aimé publier ce qu’il écrit ici. Mais cela était impos­sible. Contrai­re­ment à Paul Morand ou Mon­ther­lant, il trouve un autre moyen d’exprimer sa vie éro­tique d’homosexuel entre les deux guerres, c’est-à-dire à une époque où la morale catho­lique impose son diktat.

Cruel envers Mau­riac — même s’ils étaient très liés -, il déve­loppe une hypo­cri­sie lit­té­raire offi­cielle qui n’a rien à voir avec le Bor­de­lais. Et, pour dépla­cer le pro­blème de l’homosexualité, il voyage sou­vent (Alle­magne, Autriche).  Quant à cet énorme cor­pus (le pre­mier d’une série à paraître), il redi­men­sionne la vie sexuelle à tra­vers ce double jeu entre l’oeuvre ouverte et l’existence de l’écrivain amé­ri­cain qui n’écrivit qu’en fran­çais.
Robert de Saint Jean est à la fois son ami, son amant voire son héros mi-ange mi-démon, le plus indé­cent et le plus com­plai­sant. Il  répond à tous ses désirs les plus por­no­gra­phiques et l’auteur ne s’économise en rien pour les décrire. Il s’y fait authen­tique dans son expres­sion du fait char­nel et de ce qu’il nomme “la baise” sans la moindre crainte de fran­chir les seuils de l’obscène.

Green appa­raît en tant qu’écrivain éro­tique (et c’est un euphé­misme) qui expulse dans de telles pages des plus pré­cises ce que le catho­li­cisme inter­di­sait. Le roman­cier connait le remord, le péché mais la liberté emporte sur le regret. Et ce avec une fas­ci­na­tion constante  pour la beauté du corps mas­cu­lin — propre peut-être à un pra­ti­quant  d’une reli­gion dont les sculp­tures offrent sou­vent et par la bande un “gay power”.
Chaque jour ou presque, l’auteur relate et anime un monde amou­reux homo­sexuel en des lieux spé­cia­li­sés ou non (bains, pis­so­tières, trans­ports en com­mun). Toutes les classes sociales y sont repré­sen­tées — des ouvriers aux aris­to­crates — dans la diver­sité des pra­tiques (tari­fées ou non). La pédo­phi­lie y est évo­quée même si Green ne la pra­tique pas. Mais il n’y a chez lui aucun opprobre moral. Il la constate sans la juger.

L’éro­to­mane ne se confesse pas : il s’affirme sans fards. Il dit ce que les corps mas­cu­lins pro­voquent en lui de plai­sir jusqu’à la souf­france lorsque les corps s’éloignent et qu’il le constate “la rage dans l’âme”.  Ce jour­nal intime est plus qu’intime. Celui de Gide reste en com­pa­rai­son d’un puri­ta­nisme luthé­rien.
Et se com­prend mieux pour­quoi Green s’est converti au catho­li­cisme. Il y trouva incons­ciem­ment ce que son expres­sion plas­tique pou­vait rece­ler  de charmes baroques. Et dans un tel Jour­nal, Eros vécu et oni­risme cau­che­mar­desque deviennent la base de l’expérience inté­rieure à laquelle l’oeuvre roma­nesque don­nera d’autres dimen­sions tout en pui­sant là sa source d’inspiration.

jean-paul gavard-perret

Julien Green, Jour­nal Inté­gral, tome 1 1919–1940, Bouquin-Laffont, Paris, 2020.

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