Rollerball (1975)

Le futur ou la triste impos­si­bi­lité à dépas­ser les jeux du cirque d’autrefois…

L’histoire
En l’an 2018, les anciennes nations héri­tées du XXème siècle ont dis­paru en même temps que les guerres et conflits qui les oppo­saient. Une nou­velle orga­ni­sa­tion, fonc­tion des désirs néces­saires qui régissent le monde, ont rem­placé les Etats et les hommes poli­tiques : les régimes « cor­po­ra­tistes » (Éner­gie, Luxe, Ali­men­ta­tion, Loge­ment, Com­mu­ni­ca­tions et Trans­ports ) sous la férule de « cadres » diri­geants. La paix et le pro­grès rem­placent désor­mais dans le coeur de tous la pau­vreté et la satis­fac­tion du besoin. Cette paix et ce pro­grès appa­rents doivent s’accompagner, afin de demeu­rer viables, d’un mode sub­sti­tu­tif de satis­fac­tion de l’agressivité inhé­rente à l’espèce humaine : ainsi le Rol­ler­ball a-t-il été créé, sport ultra-violent — à mi-chemin du foot­ball amé­ri­cain, du hockey, de la boxe et du cyclisme de pour­suite — où s’affrontent autour d’un embut deux équipes avec rol­lers et motos sur une piste cir­cu­laire, cha­cune devant mar­quer des points à l’aide d’une boule en fer.

Mais l’un des orga­ni­sa­teurs du Rol­ler­ball, Bar­tho­lo­mew, convoque Jona­than E., capi­taine de l’équipe de Hous­ton et véri­table star mon­diale, pour lui deman­der, contre toute attente, de prendre sa retraite . La trop grande popu­la­rité du spor­tif menace en effet le sens même du Jeu, qui ne dot en aucun cas per­mettre à un indi­vidu de s’imposer aux masses de spec­ta­teurs. En refu­sant, Jona­than fait acte de résis­tance et déclenche, par matchs inter­po­sés, une lutte ouverte contre les cadres du sys­tème. Car « si le cham­pion confisque à son pro­fit le sens pour lequel a été ins­ti­tué le jeu, il doit perdre sur le champ… »

« Panem et cir­censes »
La nou­velle orga­ni­sa­tion du monde que pré­sente Rol­ler­ball est celle d’un espace, aux anti­podes des anta­go­nismes entre les anciens car­tels, où tous les hommes jouissent d’un confort maté­riel inégalé. La paix qui carac­té­rise cette société se paie tou­te­fois du prix fort puisqu’elle pré­sup­pose une cathar­sis objec­tive : les pul­sions vio­lentes de ses membres ne se doivent-elles pas d’être concen­trées en un lieu, cette arène de crique que sur­plombe un pan­op­tique poste de contrôle ? « Du pain et des jeux » disaient les romains lorsqu’ils vou­laient cana­li­ser les ardeurs de ceux qui demain pou­vaient conspi­rer contre le pou­voir en place. William Har­ri­son (l’auteur de la nou­velle inti­tu­lée The Rol­ler­ball Mur­ders et publiée dans Esquire Maga­zine que le met­teur en scène repéra lui-même, dont il racheta les droits en confiant au roman­cier le soin de réécrire un scé­na­rio adapté au cinéma) et Nor­man Jewi­son ont bien rai­son de rap­pe­ler dans le making-of du film, dis­po­nible dans les nom­breux bonus, que la piste où se dis­putent les équipes adverses de Rol­ler­ball a été conçue en clin d’oeil au Coli­sée ou au Maxi­mus Cir­cus de Rome !

Comme le tra­vail a été réduit à une por­tion congrue, les masses se mobi­lisent autour de pilules aphro­di­siaques (tel l’Heurozac du héros de Mar­tin Page dans Com­ment je suis devenu stu­pide, Le Dilet­tante, 2000) et de loi­sirs fédé­ra­teurs, tel le “Rol­ler­ball” ; ce jeu, le plus popu­laire de tous où presque tous les coups sont per­mis… Sauf la pos­si­bi­lité pour une star à l’image de Jona­than d’affirmer une per­son­na­lité qui vient mena­cer par son cha­risme le sys­tème. Dans une civi­li­sa­tion de loi­sirs où la fonc­tion suprême du roi des jeux est de dis­traire les masses, l’individu ne peut en effet remettre en cause les prin­cipes fon­da­teurs qui ont été oubliés de tous — tout comme la popu­la­tion ignore les noms des direc­teurs à sa tête — car peu à peu recou­verts par la sédi­men­ta­tion des habi­tudes et du confor­misme c’-est-comme-çaïste. Dès l’instant où il s’oppose à la déci­sion de Bar­tho­lo­mew et du consor­tium, E. (pour hero ou error en amé­ri­cain ?) devient la preuve vivante — et donc à abattre — que le pré­tendu bien com­mun cor­po­ra­tiste est sur­tout l’intérêt entendu des cadres, et pas for­cé­ment celui de la foule, capable de s’extasier pour l’individu qui sort des normes.

Jean Bau­drillard s’en sou­vient qui, dans La séduc­tion et Les stra­té­gies fatales, voit dans le pro­ta­go­niste de Rol­ler­ball une figure ex-centrique, é-norme, de la liberté face au pou­voir diri­mant et sté­réo­typé. Le socio­logue reprend la for­mule phare du film de Nor­man Jewi­son : « nul joueur ne peut être plus grand que le jeu » en mon­trant en quoi, au contraire, Jona­than E. incarne une nou­velle limi­to­lo­gie ins­crite dans l’esprit de celui qui ose outre­pas­ser la Règle inva­riante. Force phy­sique qui va, boule de muscles contre boule de fer, il est para­doxa­le­ment l’emblème de l’esprit cri­tique. Le tru­blion qui veut savoir, curio­sité blas­phé­ma­toire, qui fait quoi.

De l’infériorité numé­rique de l’individu face aux tech­no­crates
Plus de pau­vreté, plus de guerre, ce sont des tech­no­crates de mul­ti­na­tio­nales toute-puissantes qui gèrent les affaires de la pla­nète. A la tête du groupe, le pré­sident Bar­tho­lo­mew (John Hou­se­man) — porte-parole d’une cor­po­ra­tion dont les fon­da­teurs res­tent dans l’ombre — presse E de céder aux désir du consor­tium et d’avouer par là-même son infé­rio­rité eu égard à ceux qui tirent dans l’ombre les ficelles de la régu­la­tion sociale. Jona­than (James Caan) est un des joueurs de Hous­ton qui entame sa hui­tième sai­son alors que les adeptes du Rol­ler­ball réa­lisent un espoir quand il demeurent deux ou trois ans dans une équipe. Alors même qu’un rétros­pec­tive sacre sa supré­ma­tie dans ce jeu, E. décide de résis­ter à la Com­pa­gnie car il n’a jamais digéré le fait que celle-ci lui ait jadis retiré sa femme pour l’offrir à un cadre qui la dési­rait. Il jouera donc les deux pro­chains matchs Tokyo puis New York qui emmènent Hous­ton vers la finale mon­diale alors que les règles du jeu, mode­lées par les déci­deurs du Consor­tium, deviennent de plus en plus arbitraires.

De durée illi­mi­tée et sans aucune péna­lité, le jeu n’est plus qu’une tue­rie sau­vage face à laquelle la foule se déchaîne en tout quié­tude. La ques­tion de fond qui consti­tue le vrai sou­bas­se­ment de l’oeuvre repose sur le fait de savoir si (et jusqu’où) la société peut contrô­ler un homme ; s’il est pos­sible de d’influer sur l’esprit humain pour aller jusqu’à contrô­ler le corps entier de l’individu. Unique sur­vi­vant, du match final qui vire à la bou­che­rie, Jona­than per­met à cha­cun de com­prendre que dans la société de Rol­ler­ball le sport ne peut plus se poser en sou­pape de sécu­rité en face des entre­prises. Rol­ler­ball est le pre­mier d’une série de films qui mettent en scène des sports futu­ristes et vio­lents, tels La course à la mort de l’an 2000 de Paul Bar­tel, 1975), Death­sport (col­lec­tif, 1978), The Run­ning man (Paul-Michael Gla­ser, 1988) ou Le sang des héros de David Webb Peoples, 1988). Comme la plu­part des films de ce genre, un indi­vidu déter­miné joue le rôle de pro­phète qui éclaire les masses en les confron­tant à leur propre désir de néan­ti­sa­tion de l’autre, qu’il repré­sente. Contro­versé à sa sor­tie parce qu’il mon­trait la vio­lence qu’il enten­dait dénonce, le Rol­ler­ball de Jewi­son ne com­porte des scènes de vio­lence que pré­ci­sé­ment pour dénon­cer la gra­tuité de toute vio­lence (« com­ment faire un film sur la vio­lence sans mon­trer la vio­lence ? » pose le réa­li­sa­teur) — une posi­tion que reven­di­quera plus tard le réa­li­sa­teur de Taxi dri­ver (1976) ou un Oli­ver Stone avec son Tueurs-nés.

Le concept du film tient pour­tant en une seule phrase, qu’on peut lire dans la bro­chure de 8 pages offerte en bonus : « Har­ris­son se m[i]t alors à ima­gi­ner une his­toire met­tant en scène un sport où la vio­lence ne se bor­ne­rait pas à être par­tie inté­grante du jeu, mais en serait l’unique rai­son d’être. Un sport appelé le Rol­ler­ball. » Ce par quoi chaque spec­ta­teur est enclin à recher­cher la cause véri­table de la vio­lence phy­sique et des pul­sions tha­na­tiques qui meuvent les foules au cours des ren­contres spor­tives : la vio­lence lar­vée, non-dite, non-écrite du pou­voir poli­tique qui retire le vrai béné­fice des ces évé­ne­ments, soit la dis­trac­tion per­ma­nente de ses contemp­teurs poten­tiels qui sub­sti­tuent « la vision de » au droit de regard sur ». Bru­ta­lité, haine, mise à mort directe doivent dans l’idéal sup­plan­ter pour les membres du consor­tium le débat poli­tique et l’interrogation sur les fon­de­ments de l’autorité.

La dia­lec­tique phi­lo­so­phique s’escamote ici au pro­fit d’une bina­rité objec­ti­vable par tous : la réus­site ou l’échec, la vie ou la mort, l’action ou la réflexion. Si E. sort du lot, c’est alors peut-être en ce sens qu’il est le pre­mier à com­bi­ner les deux faces de ces oppo­si­tions pour pen­ser un état ou un lieu qui ren­drait enfin pos­sible leur co-existence. A conjoindre l’action et la réflexion, d’habitude oppo­sées au sein d’une dicho­to­mie mise en place par l’orthodoxie en place. Ainsi la chute dans le com­bat de Moon­pie, son ami, au cours du match contre Tokyo est-elle révé­la­trice de son état d’esprit : tan­dis que les spé­cia­listes lui demandent de signer une décharge pour mettre un terme au main­tien en vie arti­fi­cielle de son com­pa­gnon, Jona­than s’y refuse sous pré­texte que même une plante est capable de rêver, de se tour­ner vers le soleil et d’affirmer de ce fait une vie mini­male. Sym­bole et idole de la réus­site indi­vi­duelle comme du libre-arbitre de tout citoyen, E est un joueur qui finit par dépas­ser le col­lec­tif de son équipe et trans­cen­der le Jeu lui-même, manière de défi à ses orga­ni­sa­teurs qui bafoue le prin­cipe tacite sur lequel se fonde en vérité le jeu : l’échange du confort, du luxe et des loi­sirs contre l’obligation chez chaque citoyen de « ne pas se mêler de la prise de posi­tion de la direc­tion. » Telle est l’évidence que Jona­than refuse, à laquelle il ne veut pas « se rendre » selon la for­mule de Bar­tho­lo­mew des­ti­tuant du même coup le sens éty­mo­lo­gique même du mot puisqu’il ne veut plus voir ce videre é-vident.

Le futur : du passé réchauffé
Illus­tré par une esthé­tique des années 70, le futur tel qu’il est pro­jeté dans Rol­ler­ball n’est certes pas aujourd’hui des plus per­ti­nents, tant les décors et les tenues des per­son­nages ont mal vieilli. En revanche, la dif­fé­rence de rythme — sou­li­gné à l’envi par une musique clas­sique à contre-courant enre­gis­trée par l’orchestre sym­pho­nique de Londres : fugue de Bach récur­rente, extraits de Tchai­kovsky, Shos­ta­ko­vich et Albi­noni) entre le ques­tion­ne­ment inti­miste (et révo­lu­tion­naire) de E d’une part et la viru­lence des matchs d’autre part sert tou­jours de manière aussi rigou­reuse la mise an abyme du sys­tème économico-social en quoi réside la toile de fond. Ce futur-là n’est guère enviable dans la mesure où il atteste que l’agressivité de l’homme peut être mani­pu­lée de mul­tiples manières, détour­nant ainsi les yeux de la foule sur ces gla­dia­teurs high tech plu­tôt que sur ceux qui les gou­vernent. Le futur ici ne vaut pas plus que le passé ; pire, il n’est jamais que l’impossibilité à dépas­ser les jeux du cirque d’autrefois, aux­quels il confère sim­ple­ment un céré­mo­nial et une tech­ni­cité autres.

La séquence clef, qui n’est pas loin de faire pen­ser à Fah­ren­heit 451 de Brad­bury, adapté par Truf­faut, est celle où Jona­than cherche à connaître l’histoire des guerres cor­po­ra­tistes, subo­do­rant qu’il se passe quelque chose autour du jeu, qui devient en-jeu, puisqu’on le somme de quit­ter l’équipe alors qu’il atteint les som­mets de la renom­mée. Il se rend compte que tous les livres exis­tant sont consi­gnés dans des banques de don­nées où ils sont réduits à des fiches en abrégé qui dépen­dant du bon vou­loir des cadres. A l’instar des diverses sortes d’énergies, la culture est elle-aussi mono­po­li­sée par les consor­tiums qui sont les nou­veaux suc­ces­seurs des car­tels poli­ti­sés. Refu­sant d’obtempérer aux injonc­tions de ses supé­rieurs parce qu pro­tégé par l’adoration que lui portent ses sup­por­ters, E. dérange à double titre car il applique à la lettre le prin­cipe aris­to­té­li­cien : « connaître, c’est connaître par les causes », il pré­fère les livres aux pilules, l’insécurité au confort, n’accepte pas que les femmes soient trai­tés en purs objets de consom­ma­tion interchangeables.

En E. se concré­tise l’inquiétude suprême des diri­geants et de l’ordinateur cen­tral, Zéro, qui leur tient lieu de cen­seur : la star du Rol­ler­ball s’est trans­muée en un être appar­te­nant à « une classe à part ». Sa capa­cité de résis­tance (il sera le seul sur­vi­vant de la finale !) fait de lui le pre­mier joueur qui se trouve grandi par le jeu, preuve qu’il en est que l’extension de l’humanité passe par un autre vec­teur que le direc­toire cor­po­ra­tiste… Celui qui ose affir­mer aux méde­cins de Tokyo devant Moon­pie devenu légume que dans l’absolu « il n’existe aucune règle ». Que l’histoire des civi­li­sa­tions ne se réduit pas à la con-quête de pri­vi­lèges, qui diver­tissent les hommes du sens authen­tique de leur vie. Le cham­pion de Rol­ler­ball n’est autre que la résur­gence de l’honnête homme qui dis­cute, qui dis­pute. Qui entend bien être per­suadé par des argu­ments plu­tôt que convaincu par la force .

Roller­ball est une figure emblé­ma­tique de la science-fiction dans les années 70 où le pes­si­misme est de rigueur : La Pla­nète des Singes (Frank­lin J. Schaff­ner, 1968), Soleil Vert (Richard Flei­scher 1973), THX 1138 (George Lucas 1972), Mad Max (George Mil­ler, 1979), ou encore Orange méca­nique (Stan­ley Kubrick, 1971) dont Jewi­son est très proche à plu­sieurs reprises dépeignent imman­qua­ble­ment un uni­vers déshu­ma­nisé où la liberté de pen­ser est à réin­ven­ter. Dans ce contexte, l’oeuvre de Jewi­son mérite d’ être abor­dée par l’éveil de la prise de conscience éco­lo­gique et la mise en garde contre la société de consom­ma­tion et celle du spec­tacle dont il est éga­le­ment le porte-parole. Une société où une élite oli­gar­chique contrôle les média et les livres opère aussi une main­mise sur la vie, pri­vée et/ou publique, de tous ses membres, tel est le signal d’alerte que mar­tèle la boule de fer tour­nant dans l’arène comme une bille à la rou­lette russe, mélange de hasard et de déter­mi­nisme. Une arène que sillonne E. en car­to­graphe de la répé­ti­tion et en chantre de l’impossible. Le sport et la poli­tique fic­tion se rejoignent ainsi de manière vision­naire pour sou­li­gner l’invariance des vio­lences atta­chées depuis la nuit des temps au regrou­pe­ment poli­tique des hommes.

fre­de­ric grolleau

ROLLERBALL (1975)
Pathé Fox Europa
Réa­li­sa­teur : Nor­man Jewi­son
Acteurs : James Caan, John Hou­se­man, Maud Adams, John Beck, Moses Gunn, Pamela Hens­ley
Date de paru­tion : 6 mars 2002

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