Marin Ledun, Salut à toi ô mon frère

Une héroïne fantasque !

C’est lundi matin et Rose assiste au lever de sa tribu qui se com­pose de ses parents, ses cinq frères et sœurs, de deux chats et d’un chien. Elle recense, aga­cée par Camille qui lui réclame un tee-shirt, les lieux où cha­cun se trouve, où cha­cun doit se trou­ver. Sou­dain, elle réa­lise qu’il manque Gus. Après maintes recherches dans la mai­son, elle reçoit un appel du “dis­paru”. Il a des san­glots dans la voix et lui affirme qu’il n’y est pour rien, que ce n’est pas lui. Dans le même temps, on sonne à la porte. Le lieu­te­nant de police Richard Per­sonne, de la bri­gade des Stu­pé­fiants, dûment man­daté, vient pour une fouille inté­grale de la mai­son, accom­pa­gné de nom­breux confrères.
Gus est accusé du bra­quage d’un bureau de tabac, bra­quage qui a mal tourné avec l’intervention armée du pro­prié­taire. Les poli­ciers ont trouvé des traces de cocaïne sur les lieux. Une caméra et un film de treize secondes livrent un contenu indis­cu­table. Mais Gus est la bonté, la gen­tillesse même. Rose juge impos­sible qu’il soit impli­qué dans une telle affaire. Il doit y avoir une expli­ca­tion. Rose et sa fra­trie se mettent en chasse pour inno­cen­ter leur frère.

Autour de son héroïne, une jeune femme de vingt-et-un ans, en congé sab­ba­tique à durée indé­ter­mi­née, qui cultive un look gothique, le roman­cier construit une famille anti­con­for­miste. Charles, le père, occupe une fonc­tion de clerc de notaire, Adé­laïde, sa com­pagne, infir­mière aux urgences depuis vingt ans, est une femme déter­mi­née. Elle ne veut pas de mariage et après avoir enfanté Fer­di­nand, Pacôme et Rose, elle décide, contre l’attente de Charles, de ne plus pro­créer : “…tu n’as qu’à les por­ter toi-même pen­dant neuf mois, les gosses ! Et l’épisiotomie, les varices, les ver­ge­tures et le ventre dif­forme, c’est cadeau !
Mais Charles, qui rêve d’une famille nom­breuse, pour­suit son idée. Cela les amène à trois adop­tions : Gus­tave et Antoine, des orphe­lins de Bogota, et Camille, une petite Colom­bienne. Tout ce petit monde vit à Tournon-sur-Rhône.

Avec cette fra­trie com­plé­tée par deux chats et un chien, Marin Ledun adopte un ton nar­ra­tif très sti­mu­lant, à l’image de l’héroïne, une conteuse qui a du tonus. Ce tonus s’applique dans les pen­sées, dans les déci­sions car elle fume, ce qui mini­mise les efforts qu’il lui faut accom­plir lorsqu’elle pour­suit un de ses frères, un sus­pect…
Marin Ledun décrit super­be­ment les rap­ports entre les membres de la fra­trie, entre celle-ci et les parents, les liens avec l’environnement. Ainsi, Rose tombe amou­reuse du lieu­te­nant aux yeux vert-pêche, alors qu’Adélaïde est anti-flics au pos­sible. Rose, pour occu­per son temps, accueille les clients de Vanessa qui tient le salon de coif­fure Popul’Hair, leur fait la lec­ture d’œuvres lit­té­raires. Et le choix de ces lec­tures, par rap­port à un a priori que l’on peut faire de ce public, est sou­vent cocasse.

Le style enlevé éclaire de l’humour à foi­son tant dans la des­crip­tion de situa­tions, dans les dia­logues que dans les réflexions que l’auteur place dans la bouche de Rose et des autres pro­ta­go­nistes. Le roman­cier ainsi, au fil des péri­pé­ties, aborde nombre de ques­tions rela­tives au quo­ti­dien d’une famille, au choix des car­rières, à l’environnement social et poli­tique, jus­ti­fiant une belle cri­tique sociale fon­dée, dénon­çant les pri­vi­lèges, les injus­tices, les pré­ju­gés, les abus, les illé­ga­li­tés.
Mais il émaille aussi son his­toire de nom­breuses réfé­rences lit­té­raires, musicales…

Ledun truffe son récit d’annotations tru­cu­lentes, frap­pées à l’aune de l’observation fine de la société, du bon sens. Pour Fer­di­nand, il montre l’impasse dans laquelle il se four­voie avec la pré­pa­ra­tion d’un doc­to­rat en phi­lo­so­phie sur le concept d’idéologie chez Louis Althus­ser. Trois ans de recherches pour poin­ter au chô­mage !
Il moque les pseudos-examens orga­ni­sés par les orga­ni­sa­tions pro­fes­sion­nelles elles-mêmes avec Charles qui obtient d’excellentes notes à l’écrit mais qui, comme par hasard, obtient une note insuf­fi­sante à l’oral pour décro­cher le diplôme.

Avec sa gale­rie de per­son­nages déjan­tés, son décor de petite ville, Salut à toi ô mon frère pro­pose une belle intrigue qui prend en compte, avec brio, une réa­lité. Contée avec une gamme d’humour allant de la plai­san­te­rie bon enfant à des pointes acerbes, voire grin­çantes, il réus­sit à conju­guer de brillante manière le roman noir, le roman social et le roman humo­ris­tique.
Un régal !

serge per­raud

Marin Ledun, Salut à toi ô mon frère, J’ai Lu, coll. “Thril­ler” n° 12 400, mai 2019, 320 p. – 7,60 €.

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Filed under Pôle noir / Thriller

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