No man’s land idéologique et aporie individualiste…
Il s’en faut de peu à l’automne 42 pour que les troupes d’Hitler qui ont envahi la Russie suite à la rupture du pacte germano-soviétique ne fassent table rase et n’atteignent les réserves pétrolifères nécessaires aux armées du Reich engagées sur de multiples fronts. C’est pourtant à Stalingrad, ville emblématique portant le nom du leader communiste, que sera enrayée, au grand d®am(e) du général von Paulus, la progression allemande vers l’est du pays. Un « barrage » et une résistance inhumaine à la suprématie aryenne que les Russes vont payer le prix fort, la ville étant réduite en miettes sous les bombardements intensifs et les combats acharnés. Mais le moral des troupes emprisonnées dans la ville, contre leur gré, est au plus bas : nombre de déserteurs fuient des lieux de bataille où ils ne sont que chair à canon et sont abattus par leurs supérieurs leur interdisant tout retour…
Le film entier est à cette image : no man’s land idéologique et aporie individualiste. Comme dans les grands mythes, là où le corps grégaire échoue, le singulier atypique trouve moyen de se surpasser et d’insuffler courage à la communauté. C’est donc Vassili Zaïtsev (Jude Law), un jeune berger de l’Oural élevé au rang de tireur d’élite par Danilov (Joseph Fiennes), un commissaire de la propagande, qui va relever le gant, tirant ainsi l’armée Rouge du catastrophisme où elle se noie sous le pilonnage de l’armée allemande. Pour contrer celui qui abat comme au bal trapp, les uns après les autres, une cinquantaine de soldats, le Reich dépêche dans les ruines de Stalingrad le major Koenig, chef de son Ecole de tireurs d’élite. Ce sera le loup contre l’aigle, le berger contre l’aristocrate, soit “le symbole de la lutte des classes”…
Inspiré d’un historique combat entre les tireurs de pointe des deux armées en présence, Stalingrad décline jusqu’à plus soif l’affrontement de deux solitaires menant une autre guerre — celle des nerfs — que le massacre sans fin auquel se ramène la résistance de la ville russe. Ce face à face est d’ailleurs le point d’orgue du film, qui s’attarde sur une galerie de personnages moins crédibles : le trouble rapport entre Danilov et Zaïtsev, en lutte semi-ouverte pour la conquête de la même femme, le jeu double de l’enfant qui cire les bottes de Koenig tandis qu’il renseigne Vassili : tout cela ne sonne pas toujours trés juste, pathos hollywoodien qui vient court-circuiter aussi bien l’histoire que l’Histoire…
Malgré cela, on reste abasourdi par la destruction qui de toutes parts ronge tant la ville que les âmes des belligérants, toutes nationalités confondues, qui s’y terrent. Les scènes d’ affût et de “chasse” urbaine sont rendues avec justesse, meme s’il eût été intéressant de situer à chaque fois la rivalité des tireurs au sein des conquêtes et des défaites allemandes/russes dans la ville. Ce qui n’est qu’évoqué, comme si la forme du tête-à-tête par lunette interposée importait plus à Annaud que le fond guerrier sur lequel il se detache. Si le spectateur en prend plein les oreilles, il sera tout aussi convaincu par les bonus (à l’exception d’un terne making of et de 8 scènes coupées n’apportant pas grand chose), notamment les propos fort “descriptifs” du réalisateur et le documentaire historique ressaisissant bien les enjeux de la bataille. La relation dialectique ami/ennemi C’est sans doute cet aspect-là du film sur lequel il convient d’insister, pour autant que l’affrontement des deux individus isolés se dédouble d’une dimension philosophique latente.
Ces scènes de confrontation, directe ou indirecte, par la médiation du miroir ou du regard, ne soulignent-elles pas en effet l’irréductible nature de la relation qui unissent l’un à l’autre l’ami et l’ennemi ? Le propre de l’ennemi, avouons-le, est bien de vouloir nuire à son semblable, celui qui porte un uniforme autre que le sien : symbole même d’une altérité aussi radicale qu’insurmontable — à tel point que ces deux figures se déchirent au coeur de ce qu’on nomme la guerre ou le conflit. Par définition, est assimilé à l’ennemi l’ensemble des valeurs tellement étrangères aux nôtres qu’on ne peut que le combattre. Le réduire à néant. En ce sens, toute bataille ne fait qu’entériner le constat que la politique est avant toute chose un lieu de conflit entre ennemis aux positions tranchées, pour ne pas dire retranchées. Il ne s’agit pas là seulement de concurrents, que des procédures économiques nouvelles permettraient par exemple de réconcilier, mais de singularités antinomiques au plus haut point, tant il est vrai que le salut de l’une ne passe jamais que par la destruction ou la reddition de l’autre. Stalingrad démontre avec clarté que l’ennemi, de quelque camp qu’on l’observe, n’est pas plus laid ou plus immoral que l’autre. Pas moins sympathique ou humain à sa mesure. Non, l’ennemi, c’est l’autre, d’où qu’il surgisse, quelque langue qu’il parle, qui se dresse face à nous et nous barre le passage.
Incarnant un ordre de représentations contraire au notre et visant par principe à le supplanter, il est tout bonnement notre négation. La nécessite de l’ennemi pour l’identité personnelle sociale Vassili Zaïtsev ne s’oppose pas au major Koenig, et vice-versa, par haine ou antipathie. Il lève son fusil suite à un sentiment de nécessité : non pas défendre sa vie mais une certaine vision de la société, du corps collectif auquel par nature, par naissance il appartient. Comme l’écrit Carl Schmitt dans La Notion de politique (Calmann-Lévy, 1989, p. 69) « Ennemi signifie hostis et non inimicus au sens plus large (…). Le passage bien connu : « Aimez vos ennemis » (Matthieu, 5, 44 ; Luc, 6, 27) signifie diligite inimicos et non diligite hostes vestros ; il n’y est pas fait allusion à l’ennemi politique (…) L’ennemi au sens politique du terme n’implique pas une haine personnelle, et c’est dans la sphère privée seulement que cela a un sens d’aimer son ennemi, c’est-à-dire son adversaire. » On sent à plus d’une reprise que les deux soldats — tous deux des génies dans leur domaine — ne sont pas si différents que cela, qu’ils pourraient presque devenir amis si cette sale guerre ne les divisait. Encore, les divisant, leur permet-elle aussi de se définir chacun.
Car avant qu’Annaud ne choisisse de faire basculer l’Allemand dans le camp de l’immoralité avec l’épisode du cireur de chaussures finalement lynché, il est tenant de poser que l’ennemi a ceci de caractéristique qu’il participe de l’édification de notre propre identité. Vassili Zaïtsev ne découvre-t-il pas qu’il est vraiment au fur et à mesure qu’il prend conscience de ce qui le distingue du major Koenig, de celui qu’il n’est pas et ne sera jamais ? Sait-on réellement qui on est lorsqu’on n’a pas d’ennemi(s) ?, la question est moins absurde qu’elle en a l’air… Au moins en étant capable d’exhiber toujours ce qui nous distingue de nos ennemis sommes-nous en état de déterminer à rebours ce qui est susceptible de nous rapprocher d’éventuels amis ! On le voit, la tension génératrice du politique repose en bonne partie sur cette dualité ami-ennemi. Et c’est parce qu’elle n’est pas menée à son terme logique par le réalisateur de Stalingrad, tombant dans le topos stéréotypé du méchant Germain amoral, qu’on lui reprochera ce point : n’avoir pas voulu approfondir le lien — antithétique de prime abord mais consubstantiel à plus long terme — entre les deux tireurs d’élite qui fait, en accord avec l’adage populaire, des ennemis les seuls etres qui nous demeurent fidèles.
« Ami est quelquefois un mot vide de sens, ennemi jamais » se plaisait observer Victor Hugo. Une pensée interdite à Zaïtsev dont l’ami pressenti, le camarade commissaire Danilov, devient un ennemi au nom d’une rivalité féminine, et dont l’ennemi déclaré fait d’autant plus défaut qu’il lui demeure constamment invisible.
frederic grolleau
Stalingrad “Enemy at the Gates” DVD 180 mn
Réalisateur : Jean-Jacques Annaud, Distributeur : Fox Pathé Europa 2001 Acteurs : Jude Law, Ed Harris, Joseph Fiennes, Rachel WeiszBonus : * Commentaires audio du réalisateur * Documentaire sur la bataille de Stalingrad * Making of * Filmographies * Bandes annonces de 6 films de Jean-Jacques Annaud * Storyboard. * Affiches du film. * 8 scènes inédites.Format image : 2.35. 16/9 compatible 4/3. Format son : Dolby 5.1 & DTS Simple face double couche Zone 2