Le spectre de la folie et “l’imaginaire actif”
« Vie ? ou Théâtre ? » est présenté par Charlotte Salomon (morte à 26 ans et enceinte à Auschwitz après son arrestation à Villefranche sur mer) comme une opérette. Cette série de gouaches fut créée par l’artiste tandis qu’elle fredonnait. Pour preuve, les pages de ce “recueil” en story-board sont remplies de références musicales.
Afin de le rappeler, l’expositions de Londres est présentée comme sept moments musicaux dans sept salles sombres où les images se lisent sous des airs de Weber, Gluck, Bizet, Bach, Schubert et même une chanson populaire de Paula Lindberg.
Peu intéressée par sa culture juive, elle est fascinée par la dépression et le suicide qui décima sa famille maternelle. L’ensemble des gouaches est en conséquence quasiment bi-polaire : d’un côté des scènes claires et joyeuses, de l’autre des scènes déprimantes et sombres. L’auteur s’y dédouble dans une fiction où elle scénarise une héroïne qui décale sa propre vision.
Les influences artistiques sont nombreuses : parfois clairement citées ( Michel-Ange et sa chapelle Sixtine caricaturée), parfois par des rappels allusifs (tournesol de van Gogh, baiser de Munch, etc.). Chaque vignette est créée afin de croquer une ambiance qui tient de l’art brut et de la BD. La force immédiate de l’expression et la non-sophistication sont de mise même si parfois certains dessins dérogent à cette règle.
Charlotte Salomon semble regarder les événements tragiques qui frappent pourtant sa communauté avec distance. Il y a bien quelques allusions aux défilé nazis mais elle s’intéresse à l’histoire familiale qui la terrorise plus que le péril brun. Les persécutions sont absentes de son oeuvre et dans ce récit visuel seule la grand-mère de l’artiste en éprouve le risque.
Certes, l’oeuvre de Charlotte Salomon (essentiellement conservée au Musée juif d’Amsterdam) est trop souvent présentée avant tout comme un témoignage d’anticipation sur la Shoah et comme un équivalent pictural du Journal d’Anne Frank. Mais c’est là biaiser l’oeuvre.
Charlotte Salomon ne cesse de raconter l’histoire d’un femme qu’on voulut faire passer pour timide et frigide. Ce que contredisent ses gouaches fort peu platoniques en particulier lorsqu’elle représente des séducteurs lâches, obscènes et de tout âge Par son œuvre, l’artiste ne cessa de transformer sa vie et de surmonter le spectre de la folie qui planait sur elle.
C’est ce qui fait de Vie ? ou Théâtre ? une oeuvre fascinante, moins historique que psychanalytique. Elle répond à ce titre de ce que Jung nomma “l’imaginaire actif” qui permet par l’art de revivre sa vie et de se recréer - du moins en partie.
jean-paul gavard-perret
Charlotte Salomon, Life ? or Theatre ?, Jewish Museum, Londres, du 8 novembre 2019 au 1er mars 2020.