Une vaste réflexion sur l’art d’écrire
L’hommage aux poètes
Dans ce Livre de préfaces, Borges oscille entre la critique d’une œuvre et la biographie originale dans un jeu de poupées russes littéraire ou encore une mise en abîme critique, et trouve des postulats de ses démonstrations dans les citations. Par exemple Coleridge : la foi poétique est une complaisance ou une volontaire mise en veilleuse. Là réside le véritable sujet de ces préfaces qui concernent aussi les chefs d’œuvres de Cervantès, Shakespeare, Kafka, Melville (sur lesquels Borges avait déjà écrit des essais). Tout en rendant hommage aux poètes et aux critiques littéraires (George Moore, TS Eliot…), il fait souvent un grand détour aux accents métaphysiques (Pater, Schopenhauer) et amorce ainsi une vaste réflexion sur l’art d’écrire. Exemple : pour présenter William Shand, Borges pointe du doigt son talent pour combiner les mots, le rapportant à la tradition qu’inaugurent les vers de Tennyson, Swinburne ou William Morris où la poésie aspire à la condition de la musique. Peu importe le reste finalement.
L’art de la préface
Cet exercice de style, que Borges définit dans la préface du Livre de préfaces, une forme latérale de la critique, adjoint à la succincte biographie de l’auteur, au déni des mythes qui l’entourent, l’exposition et le commentaire d’une esthétique. Chez Borges il a toujours un renversement de la situation initiale. Il choisira l’inverse de ce qu’il eût été normal (banal) de faire. Il ne commence pratiquement jamais par parler de l’auteur qu’il préface. Comme s’il appliquait une devise de Poe qui soutenait que tout conte devait être écrit en fonction de son dernier paragraphe ou même de sa dernière ligne, il préfère prendre son temps pour en venir à révéler comme dans une intrigue policière (le modèle Chesterton) les indices qui nous amènerons à apprécier la lecture.
Il ne s’agit donc pas de préfaces classiques. L’auteur du Livre de sable, implique dans ces courts textes ce qui révèlerait, grâce à un panthéon de poètes, un homme, celui des feuilles d’herbes de Whitman, qui est tous les hommes à toutes les époques et de tous les pays. Le recueil est une véritable mine d’or faite de citations et de références, où transparaît, son goût de nous amener dans une bibliothèque gigantesque et universelle, (ne rappelle-t-on pas facilement que Borges est fanatique du motif ?), où l’on découvre avec bonheur que coexistent, parce qu’il les aime, de fins poètes ; comme s’il nous disait : « les amis de mes amis sont mes amis ». La culture qu’elle implique est européenne, surtout britannique, mais aussi orientale, arabe ou juive, et sud américaine, et ne rejette pas les faits anodins …d’où une légèreté de ton qui permet une lecture passionnante où l’érudition et les références défient la Mémoire littéraire.
Borges ne se borne jamais à n’encenser qu’un seul homme, et il veut expliquer comment et pourquoi, en ne trouvant pas un pivot chez Pline le jeune, Milton ou encore Voltaire. Pourtant il a tendance à penser à la manière d’Emerson que les arguments ne convainquent personne et qu’il suffit qu’on énonce des vérités pour que celles-ci soient acceptées par ses interlocuteurs. Lire ces préfaces dans un même volume c’est l’occasion improbable (a-t-on déjà vu un livre des préfaces d’un même auteur ? Même si on se rappelle avoir vu des livres à plusieurs préfaces, tels Les chants de Maldoror une fois précédé de 8 préfaces, de différents écrivains…), de repérer ce qui faisait la singularité de leur auteur. Il y a certes, malgré le fait que ces préfaces aient été écrites de 1923 à 1974, une homogénéité, de pensée, de style, des répétitions, (il retourne volontiers à « sa » bibliothèque), par laquelle cette figure de l’ultraïsme nous rappelle le sens d’une belle phrase d’Housman « la poésie est quelque chose qu’on ressent dans sa chair et dans son sang ». En ce sens l’analyse ne sert peut-être pas tant que ça ; le point de vue du lecteur pourra être changé à la lumière d’un détail de la personnalité, de l’intention, de ce que Cortázar qualifia même de « choses inutiles ».
Borges en sait beaucoup du fait qu’il connaît bien ceux dont il parle et le travail d’écriture. Il montre aussi qu’il existe une connexion spirituelle très forte entre les auteurs, sans tenir compte d’une hiérarchie entre eux, à cause de la vocation tardive par exemple d’Olaf Stapledon qu’il ne se sent pas empêché de comparer à Wells ou à Poe, afin de ne pas les laisser seuls dans ce lieu étrange que l’on nomme la postérité, afin peut-être aussi que l’autre, talentueux mais à l’écriture moins brillante, trouve sa place dans le cœur du lecteur. Pour Borges, ce qui fait aussi la valeur de l’écrivain est l’ascendance philosophique ou mystique. Il se prête souvent à ce qu’on pourrait appeler une correspondance kabbalistique littéraire– s’ingéniant à trouver des affinités secrètes entre les esprits– esprits génies, éclairés voire visionnaires, et se révèle ainsi lui-même ; le désir d’intelligence, comme ce que William Blake estimait indispensable pour le salut de l’homme quand il écrivait : « dépouillez la sainteté, et revêtez vous d’intelligence ». Il ne va pas tout simplement flatter, conter l’heure, le lieu et le fait, ce qu’il disqualifie d’emblée, d’une note surréaliste, en recherchant le détail qui interdit de le placer dans la catégorie du biographe quelconque.
D’ailleurs, à force d’user de ce genre d’humour (le livre en recèle indéniablement), il aura même commis avec son complice Casarès un livre de fausses biographies, Les chroniques de Bustos Domecq, d’essence subtile. A l’occasion de la préface d’une édition en espagnol du Cimetière marin de Paul Valéry, il aborde le problème de la traduction, qui fut aussi brillamment abordé dans L’art du roman de Milan Kundera et dont aucun écrivain ne peut se sentir étranger. N’hésitant pas à apposer un avis suggestif autant que scientifique du philosophe Bertrand Russell, « un objet extérieur est comme un irradient système circulaire d’impressions possibles de mots », à l’opinion que le texte est une répercussion innombrable de mots et que la traduction nuit à l’œuvre, il justifie qu’il a lu Dante dans une dizaine d’éditions en langue originale, sans, de son propre aveu, parler l’italien, ce qui le pousse à conclure que traduire consiste à être « entre l’interprétation personnelle et la rigueur résignée ».
Borges insiste sur le génial Walt Whitman, la grandeur de son personnage multiple, bien plus important selon lui que celui d’un Sandburg, d’un Maïakovski ou de l’illisible Finnegans wake. Borges vante beaucoup la modestie des auteurs, en faisant sienne l’idée que l’espace et le temps n’existent que de façon provisoire. Ce qui explique sa fascination pour les poètes inspirés, l’argentin Almafuerte, le visionnaire suédois Swedenborg (dont il estime que Blake n’est qu’un disciple rebelle). De façon magistrale on voit à quel point la préface ne se résout pas à présenter le livre sans impliquer le préfaceur (le néologisme est supportable) aussi loin qu’il peut éclairer le texte, parce qu’il l’a traduit, le connaît donc intimement, parce qu’il le critique ou a connu personnellement l’auteur. Les auteurs argentins. Et on peut faire confiance à ce recueil, qui est en effet une très bonne occasion d’approcher d’un seul mouvement, une bonne partie de la littérature argentine ; Almafuerte, Hilario Ascasubi, Adolfo Bioy Casares, Estanislao del Campo, Evaristo Carriego, Santiago Dabove, Macedonio Fernandez, Roberto Godel, Pedro Henriquez Urena, Jose Hernandez, Leopoldo Lugones, Silvina Ocampo, Domingo F. Sarmiento, Maria Esther Vasquez, On y apprend que c’est une lecture d’un vers d’Almafuerte qui révéla à Borges que le langage pouvait être une musique, une passion, un rêve. On se délecte de simples anecdotes sur ses amis. Macedonio Fernandez, (une des plus marquantes préfaces parce qu’elle ne ressemble à aucune autre ; il est avec Borges l’auteur fétiche de Cortázar) était un homme drôle à l’intelligence redoutable, pour qui l’érudition semblait être une chose vaine, une façon prétentieuse de ne pas penser.
La dichotomie entre la question du génie littéraire et la célébrité dont traitait directement Pessoa dans Erostratus apparaît ici en récurrences légères. Avait-il la volonté de montrer que la vie sédentaire et banale d’un homme pouvait cacher le génie ? Borges remet les choses à leur juste valeur, les auteurs à leur humanité, comme s’il avait l’élégance aussi de les rendre précieux. Et dans cette bibliothèque fabuleuse comme un fantasme ou un rêve (un des volumes est le livre des rêves, récits rassemblés par Borges et qu’on devrait aussi s’empresser de lire) on retiendra l’essentielle idée tirée d’un poème de Borges (malgré son humilité il se cite dans la préface consacrée à Swedenborg) : Il savait, comme le grec que les jours du temps sont miroirs de l’Eternel/ En un latin aride il consigna ses choses intimes sans pourquoi ni quand.
Lata Masud
Jorge Luis Borges, Livre de préfaces, Gallimard, Folio, 1987, 336 p. — 9,50 €. |