Ultime geste infime
Déjà, cela ne commence pas. Parce que cela se poursuit. On s’entend, même si on n’avait pas l’intention de s’écouter. Des bruits de salle, des bruits de scène sont perceptibles dans le silence. On ne sait pas. Quand la lampe s’allume, il ne se passe rien : on découvre Krapp immobile, qui fixe le vide, à moins que ce soit le public. La présence muette du personnage qui fait durer le silence le plus longtemps possible constitue une épreuve. Celle de l’ennui.
Avec des gestes obsessionnels, Denis Lavant présente son personnage et brosse un tableau aride, sobre et compulsif du solitaire passif en quête de son identité, de sa durabilité. Il en est comme d’une recherche de l’immobilité au travers de tous ses rituels, le moindre mouvement spontané devenu parasite. L’évolution du spectacle en vient à rendre suspecte toute velléité. Et questionne le désir. Au nom de quoi, de qui vivre, sinon durer ?
Longtemps, Krapp écoute une bande enregistrée jadis, revient inlassablement sur des passages, cherche des mots dans le dictionnaire, se rabroue. Il habite tant bien que mal un présent déserté par la vie à force de tourner le dos à l’avenir, prisonnier de son passé. De temps en temps, il va se servir à boire dans la cuisine. On ne le voit pas. On le devine. On le sait bien. C’est dans l’ordre des choses.
Le propos est lent, délibérément redondant, semblant chercher méthodiquement à ralentir le temps et ses échéances. L’intention est claire, de nous situer aux limites de la monstration, de nous amener au point où la viduité de l’inaction confine à l’insulte.
Un spectacle sans concession pour lequel les avis sont partagés. Pour l’un, pourtant, la démarche s’épuise et ne prend pas l’auditoire. Comme si les choix de jeu venaient redoubler l’expression du texte au lieu de lui donner une dynamique, fût-ce toute intérieure. Comme si l’approche du rien, de la pesante noirceur de l’existence brute laissait indemne celui qui s’y essaie et celui qui y assiste, au lieu de manifester une tension qui eût pu donner au spectacle son épaisseur scénographique.
Pour l’autre, ce dénuement spatial, littéraire, théâtral et identitaire, lui a permis de faire l’expérience pleine de l’ennui : ennuyer, s’ennuyer, et surtout, essentiellement de l’autre. Pour mieux avoir envie et se réjouir de la suite.
Une fois la pièce terminée, Denis Lavant, grand gentleman sensible aux effets recherchés et multiples de ce qu’il vient de jouer, vient saluer avec fraternité et vitalité en soufflant sur le public qu’il a pris soin, au préalable, de prendre dans le creux de sa main.
En nous libérant de la sorte, il nous libère, singulièrement.
manon pouliot & christophe giolito
La Dernière Bande
de Samuel Beckett
mise en scène Jacques Osinski
avec Denis Lavant
© Pierre Grosbois
Scénographie Christophe Ouvrard ; lumières Catherine Verheyde ; son Anthony Capelli ; costumes Hélène Kritikos ; dramaturgie Marie Potonet.
Au théâtre de l’Athénée — Théâtre Louis-Jouvet
Direction Patrice Martinet Sq. de l’Opéra Louis-Jouvet
7 rue Boudreau — 75009 Paris
Billetterie : 01 53 05 19 19
Du 7 au 30 novembre 2019
grande salle – durée 1h15
Compagnie L’Aurore Boréale | coréalisation : Théâtre des Halles Scène d’Avignon, Athénée Théâtre Louis-Jouvet | soutien : Arcal (accueil en résidence de création)