Du phénomène Jeanne d’Arc à la Jeanne d’ Arc phénoménologique
« Baudricourt, depuis le donjon, surveillait le fleuve que la fonte des neiges avait encore grossi. On ne voyait plus les champs, et tout juste le tablier du pont. Au milieu de la nappe plissée de lents remous, les arbres semblaient de l’écriture sur de l’eau. La Meuse étincelait au soleil. (p. 59) (…) L’expédition traversait la Champagne pouilleuse, aux villages étirés le long de rares ruisseaux. Des troupeaux de moutons coulaient lentement entre les bosquets. La craie éclairait les nuages. (p. 141) ».
Il peut paraître étonnant de débuter ainsi une chronique sur la biographie romancée de Jeanne d’Arc que propose Michel Bernard dans Le Bon Cœur. Mais le procédé sera moins surprenant aux yeux du lecteur qui, grâce à l’écrivain déjà remarqué pour Deux remords de Claude Monet, mettra ses pas dans ceux de la fameuse Pucelle : car, il faut le dire, si le propos de M. Bernard est bien de restituer fidèlement l’épopée de la paysanne de Domrémy, le limon de l’histoire n’est pas le seul élément qui alimente ici la fluidité de sa belle écriture.
S’inspirant des hauts faits historiques intrinsèques à l’épopée de « Jeannette, Jehanne, Jeanne », selon les diverses appellations recensées, il s’agit plutôt pour l’auteur, connaissant bien par ailleurs l’est de la France où il vit, de rendre compte d’une autre immanence – celle au sens propre des forces telluriques de la terre, de l’air et de l’eau (s y’ ajoute volontiers le feu déclenché lors de tous les conflits armés qui jalonnent le texte). Avec le sens de la formule qui est le sien et qu’il maîtrise en un art consommé, Michel Bernard campe une Jeanne d’Arc dont tout l’être est irrigué par lesdites forces, et qui ne semble tirer le sens de son existence de jeune fille que de cet ecartélement entre ciel et terre, entre sa nostalgie pour le potager de son père et sa croyance indéracinable en les voix de Dieu.
Cette Jeanne-là, qui n’est ni l’icône rebattue de nos livres d’histoire à l’école ni l’héroïne de pacotille revisitée par un certain cinéma à pseudo sensations, est d’un autre tonneau : avant d’être en ce XVe siècle fille de ses parents, elle est fille de son sol natal et elle en est fière : elle connaît le moindre frémissement de saison, sait les virevoltes et autres trilles des oiseaux, apprécie l’âcre chaleur du feu au milieu des rudes frimas. Elle monte à cheval comme elle fait pénitence, combat comme elle croit, argumente comme elle scrute la plaine.
Incontestablement, c’est là la grande force de ce roman : nous mettre en présence d’une haute figure tutélaire en la ramenant à une simplicité phénoménologique sans précédent, en la « dépouillant » si l’on peut dire de toutes fioritures superfétatoires pour la ramener à une unité primordiale qui a toujours été originairement sienne.
Raison pour laquelle il n’était nul besoin de faire apparaître son nom propre dans le titre du roman qui s’évertue, mais peu d’auteurs en seraient capables, à entrelacer par les fils d’une dialectique ténue, à la manière d’un peintre ciselant ses aplats sur la toile, nature et histoire, topographie et psychologie, âme et géographie, guerre et religion. Autant dire à transcender sans coup férir cette immanence, cette matière, cette chair mêmes du monde en laquelle l’auteur nous a d’abord fait la grâce d’apprendre à séjourner.
Quand un romancier, aussi fin observateur des êtres mêlés au choses, est ainsi capable de proposer beaucoup plus que le sujet même qu’il entendait dépeindre, c’est un grand romancier. A cœur vaillant…
frederic grolleau
Michel Bernard, Le Bon Coeur, La table ronde, coll. La petite vermillon, 263 p. — 7,30 €.