Gérard Genoud se dit bavard : il est l’inverse. A savoir précis. Car, par son métier même, il sait ce que l’écoute engage et ce dont les mots — éternels traîtres — sont capables et incapables d’émettre dans leur “ça parle”. C’est pourquoi son travail joint l’image à la parole. La première fait ce que la seconde tente de dire.
Poreux, l’artiste et écrivain explore ce qu’être humain représente et selon une vision cosmique et terre à terre à la fois. Il sait comment se construisent l’existence, ses racines, ses filiations. D’où son goût envers et à la fois Kafka — pour le côté sombre — et “E.T.” dans la recherche d’un certain envol. Preuve que la recherche de “la maison de l’être” reste une perpétuelle, sinon errance, du moins interrogation.
Entretien :
Qu’est-ce qui vous fait lever le matin ?
La curiosité et la surprise des rencontres que je vais faire durant ma journée, celles qui concernent les personnes que j’aime, celles qui rythment mon travail et celles que je ne m’imagine même pas.
Que sont devenus vos rêves d’enfant ?
Enfant, j’étais dans l’urgence de me vivre enfant et donc de réaliser mes rêves au moment où ces derniers se présentaient à moi. Je n’ai jamais construit de rêve pour demain à part l’envie de réaliser une montre digitale avant qu’un tel objet soit sur le marché et une machine à réaliser n’importe quels voeux par un procédé qui modulerait l’espace, les atomes et l’atmosphère et qui bien évidemment n’a jamais vu le jour.
Aujourd’hui me reste l’envie perpétuelle d’explorer toutes sortes d’idées et de projets, sans nécessité de les réaliser, mais j’ai le sentiment que c’est la poursuite de la dynamique de mon enfance qui s’exprime ainsi.
A quoi avez-vous renoncé ?
Posséder ne m’intéresse pas beaucoup et donc j’ai rarement le sentiment de devoir renoncer. Au contraire, j’ai l’impression que ce qui n’aboutit pas me permet de moduler différemment mon idée, mon projet de vie et que celui-ci sera donc en ce sens enrichi de cette limite. Le seul vrai renoncement est le fait de ne pas pouvoir bénéficier d’un statut d’immortel qui me permettrait de continuer à expérimenter, à découvrir beaucoup de domaines qui m’intéressent, et qui nécessitent du temps, des études pour les appréhender.
D’où venez-vous ?
Certainement du désir de mes parents à ce que je sois là, même si je n’en sais rien de ce désir, de la biologie et de l’alchimie du vivant. Enfant, j’imaginais souvent que j’étais, ainsi que l’homme en général, le hasard même, sans vraiment plus d’importance que la pierre ou l’animal. Il n’y avait pas vraiment de différences entre les hommes si ce n’est les conditions de vie qui modelaient l’expression possible de la singularité. Aujourd’hui évidement, tout cela me semble plus complexe.
De manière plus prosaïque, 4e enfant d’une famille nombreuse de six enfants, catholique par habitude et dans une région de Suisse où l’Etat marchait de pair avec la religion. Milieu prolétaire, mon père assumant en plus de son travail de nettoyeur de wagons de chemins de fer, d’autres emplois pour subvenir à la famille, ma mère gérant le foyer familial, ma grand-mère, veuve, habitait dans la petite maison familiale ! Une rue entière dédié aux enfants, les familles nombreuses étaient la règle, rue dans laquelle les voitures n’avaient pas leur place, personne n’en possédait et qui se transformait perpétuellement en terrain d’expérimentations des relations et d’expériences de vie.
Qu’avez-vous reçu en dot ?
La préoccupation essentielle de mes parents pour faire vivre de manière basique la famille n’offrait pratiquement pas de plage horaire ou de disponibilités intérieures pour la transmission. Cette réalité de force majeure n’incluait pas le souci de la réalisation de l’autre et donc la dot n’avait pas sens à être pensée encore moins à devoir se réaliser.
Ceci était d’autant plus présent, à mon avis, que mon père dans sa propre filiation présentait une faille incommensurable. Né de père inconnu, dans un pays catholique jusqu’au bout des ongles, prenant la responsabilité sur lui de cette situation, il se mettait en retrait de la vie pour exister malgré tout.
Plus tard, j’ai réalisé à quel point cette situation particulière de non exigence envers soi ou l’autre qui définissait les relations dans ma famille pouvait devenir une dot à la condition de ne pas considérer sa place comme usurpée et de réaliser en son nom son projet de vie, sans nécessité de le référer à un système comparatif ou sans y attendre la reconnaissance.
Un petit plaisir — quotidien ou non ?
Un escargot ou pain aux raisins, acheté dans une supérette, en général trop cuit, et dont le sucre caramélisé recouvre la pâtisserie et que je peux déguster par petits morceaux déroulés en suivant la trajectoire du boudin qui compose la friandise. Plaisir de découvrir les raisins secs mais moelleux à souhait. Un plaisir quotidien uniquement si toutes ces conditions sont remplies ! Si ce n’est pas le cas, le souvenir du dernier pain consommé ainsi.
Qu’est-ce qui vous distingue des autres peintres et écrivains ?
Je ne me suis jamais considéré comme peintre ou écrivain. Ceci n’est pas une forme de modestie. J’ai toujours eu le sentiment que peintre ou écrivain n’était pas seulement un état d’esprit, mais une histoire endossée et qu’une telle histoire n’était pas la mienne. Je ne dis pas que j’aurais aimé parfois pouvoir vivre un tel destin.
Tout récemment en posant une question à un écrivain à propos de son écriture, celui-ci dans sa réponse précisa que se raconter des histoires dans le cadre de sa quotidienneté n’avait rien à voir avec le fait d’écrire des histoires car cet acte prêtait à conséquences. J’ai pris tout à coup la mesure dans laquelle s’inscrivait ma production. Je n’ai jamais imaginé que mes images ou mes écrits pouvaient avoir des conséquences. Depuis cette prise de conscience, je suis fort ennuyé, car cela interroge une certaine manière d’être de ma personne envers moi-même et les autres.
Quelle est la première image qui vous interpella ?
Dans ma chambre d’enfant partagée avec mes frères, une seule image. Une reproduction, parée d’un cadre doré, d’une scène familiale et “religieuse”. Une femme, un enfant à ses côtés, accueille un nouveau-né posé sur une peau de mouton, les regards se soutenant les uns les autres et deux anges encadrant l’ensemble de la scène. Terrifié parfois par la nuit, après avoir épuisé toutes mes ressources pour la rejeter, je m’installai littéralement à la place du nouveau-né dans le tableau imaginant que la dame était ma mère et je trouvais un certain apaisement dans mon combat contre la nuit. L’immuabilité de l’image et son silence me rassuraient sur le sentiment de pouvoir compter sur elle en cas de soucis et également sur l’étrangeté du sentiment de prendre cette femme pour ma mère alors que rien ne faisait ressemblance avec elle.
Adulte, j’ai retrouvé par hasard dans les poubelles de ma ville d’adoption cette image que je me suis empressé de sauver de la destruction. Puis, quelques années plus tard, la même image est apparue lorsque le journal TV présentait l’interview de la mère d’un des grands chefs mafieux siciliens. Derrière le canapé sur lequel elle se tenait trônait l’image et cette mère certifiait alors que son fils était quasiment un saint !
Et votre première lecture ?
Mis à part le journal du jour, aucun livre dans ma famille. Le premier livre, celui remis par ma maîtresse de première année de scolarité à 6 ans, “Amouk le petit indien” en récompense de mes notes et de mon travail scolaire annuel. Amoureux éperdu de cette enseignante, j’ai usé jusqu’à la corde ce livre que je considérais comme le témoignage partagé de notre amour.
Plus tard le premier livre qui me bouleversa et face auquel encore aujourd’hui j’éprouve un sentiment unique : “La colonie pénitentiaire” de Kafka, fauché sur un banc public alors que j’avais 13 ans. En quelques pages, l’impression que quelqu’un, alors même que je comprenais pas la profondeur de ce livre, pouvait décrire des choses que je vivais.
Quelles musiques écoutez-vous ?
De la musique classique essentiellement qui m’enveloppe et m’émeut. Je l’ai découverte grâce à une voisine qui m’a invité aimablement dans son salon parce que, surpris en flagrant délit d’écouter les disques de musique classique qu’elle auditionnait dans son salon, accroché à la fenêtre de ce lieu alors même que j’étais censé lui tondre son gazon. Depuis ce jour, la certitude qu’une expression peut transcender les mots. Les autres types de musique me sont d’accès plus difficile même si je peux y éprouver du plaisir dans une écoute “passive”.
Quel est le livre que vous aimez relire ?
Je ne relis pas en général les livres sauf ceux de Kafka et notamment “Les lettres à Milena”. Mais, avec l’âge, de moins en moins, pris par l’urgence de n’avoir plus assez de temps pour découvrir encore plusieurs auteurs référencés sur une liste.
Quel film vous fait pleurer ?
Un seul film m’a fait pleurer, ou plutôt une scène du film E.T lorsque le doigt rouge de celui-ci, tendu vers l’espace, sa voix nasillarde : “E.T. téléphone maison”. Immensité du destin humain en une image, radicalité du temps en une scène.
Quand vous vous regardez dans un miroir qui voyez-vous ?
Enfant, je ne me reconnaissais pas lorsque mon image apparaissait dans un miroir. Il en était de même sur les rares images photographiques. De cette époque reste toujours une interrogation sourde sur l’image que je perçois dans un miroir notamment quand je me rase et parfois celle-ci semble appartenir à une autre histoire, un autre temps ou préfigure de son effacement. Souvent me viennent en arrière-plan, inscrits au sein des multiples reflets, les images de mes ancêtres ou des gens importants pour moi.
A qui n’avez-vous jamais osé écrire ?
A personne. Je n’ai jamais eu peur d’écrire à qui que ce soit sachant pertinemment qu’à l’inverse du téléphone que je déteste l’interlocuteur sollicité à toute la possibilité de ne pas considérer mon message et le temps de prendre la manière qu’il souhaite donner à une réponse éventuelle. Les messages sans retour ne m’inquiètent pas, ils se devaient de ne pas advenir.
Quel(le) ville ou lieu a pour vous valeur de mythe ?
Beijing aujourd’hui, Pékin enfant par ce que là-bas les pensées et les énergies me semblent fortes et mystérieuses.
Quels sont les artistes et écrivains dont vous vous sentez le plus proche ?
Les artistes que j’aime : Francis Bacon, Philippe Visson, Martial Leiter, Carole Bailly, Christine Sefolosha, Maximo Furlan, Etienne Krahenbühl, Carles-Tolrà Ignacio, Mario Del Curto, Jean Ott et de nombreux autres sans nom auquel j’ai acheté un objet, un dessin lors de mes voyages à l’étranger souvent dans la rue ou sur un marché.
Les écrivains qui me touchent : Kafka, Agota Krstof, Maurice Blanchot, Les mille et une nuits, Yves Ravey, Michel Layaz, Umberto Eco, Robert Antelme, Hallgrimur Helgason, Douna Loup, Haruki Murakami, Peter Nadas, Italo Calvino, Olga Tokarczuk, Mo Yan, Dick Marty, Pascal Janovjak, Monica Sabolo, György Dragoman, Manès Sperber ou Mircea Cartarescu et tant d’autres qui ont été importants à certaines époques de ma vie.
Qu’aimeriez-vous recevoir pour votre anniversaire ?
Un parfum ou un jouet en métal ou un petit objet qui raconte une histoire et choisi en fonction du lien qui me relie à la personne qui me fait ce cadeau.
Que défendez-vous ?
L’existence possible de la différence.
Que vous inspire la phrase de Lacan : “L’Amour c’est donner quelque chose qu’on n’a pas à quelqu’un qui n’en veut pas”?
Que dire à propos de Lacan sans se sentir idiot ? La formule est belle, certainement disputable à l’envi, mais je n’arrive pas à conceptualiser l’amour, un mot que je suis incapable de définir et qui résonne pour moi comme une incantation aux sens.
Que pensez-vous de celle de W. Allen : “La réponse est oui mais quelle était la question ?“
Hors contexte, la proposition résonne comme la violence même, comme la négation de l’autre, une phrase terrifiante qui ne laisse pas de place pour la reconnaissance de la différence.
Quelle question ai-je oublié de vous poser ?
Pourquoi suis-je si bavard ?
Entretien et présentation réalisés par jean-paul gavard-perret pour lelitteraire.com le 27 novembre 2019.