La mode est au global. On en a une preuve supplémentaire avec l’Histoire mondiale de la Guerre froide de l’historien norvégien Odd Arne Westad, professeur dans les plus prestigieuses universités anglo-saxonnes. La dimension même de ce conflit nécessite évidemment une vision générale d’un point de vue géographique. Mais il faut aussi rappeler la dimension « totale » de cette guerre indirecte.
Totale dans le sens qu’aucun aspect de la vie sociale, politique, artistique, culturelle, économique et bien sûr militaire ne lui échappa. Ce que montre cette impressionnante somme.
Car disons-le d’emblée, le livre constitue une mine inépuisable d’informations. Rien ne semble échapper à l’auteur tant sa maîtrise de l’historiographie et des événements semblent solide. Europe, Amérique latine, Moyen Orient, Asie : tout est passé au crible de ses analyses précises et de ses jugements acérés. Des chapitres novateurs et pénétrants sont consacrés au Tiers-Monde que Odd Arne Westad connaît bien, et dont il réévalue le rôle dans l’histoire de la Guerre froide.
Selon lui, en effet, loin de se limiter à un théâtre d’affrontement, ce « troisième monde » a eu une influence déterminante sur le cours des événements, en particulier à la fin des années 1970, dans la fin de la politique de détente.
Sur le fond, on retiendra quelques points majeurs. Sur la date de début de la Guerre froide, Odd Arne Westad se veut original et la place en 1890, au moment de la crise économique qui radicalise les courants socialistes, déterminés désormais à renverser le capitalisme. Proposition originale mais qui ne convainc pas totalement. Car le conflit Est-Ouest est d’abord celui entre deux Etats. Tant que les bolcheviques ne règnent pas à Moscou, on ne peut parler de conflit en bonne et due forme.
Ensuite, la volonté de l’historien est de maintenir la balance égale entre les Américains et les Soviétiques au sujet de la responsabilité de l’éclatement de la compétition en 1945–48. On ne peut que le suivre dans son analyse des deux projets idéologiques et impérialistes à l’œuvre à Moscou et à Washington et qui ne pouvaient qu’entrer en collision. Cela dit, cette prise de distance à l’égard de l’école révisionniste entraîne fatalement une sous-estimation de la brutalité de la politique de communisation que Staline opère en Europe orientale, et qu’il aurait sans nul doute portée plus loin à l’ouest sans la présence des Américains.
On ne suivra pas non plus Odd Arne Westad dans sa conviction maintes fois répétée du fascisme du régime de Franco en Espagne, ni dans sa tendance à voir du racisme un peu partout dans la politique occidentale. Et on ne peut que regretter que Ronald Reagan n’ait pas eu droit à un portait aussi précis que ceux de ses prédécesseurs, voire un chapitre à son nom comme c’est le cas pour Gorbatchev. Car le vrai vainqueur de la Guerre froide, c’est bien Reagan, ce qu’admet pourtant en filigrane l’auteur.
Car c’est la politique offensive de Reagan qui a poussé le dirigeant soviétique dans sa politique de détente, afin de sauver l’URSS, peut-être en la démocratisant mais sans doute beaucoup moins que ne le pense Odd Arne Westad. Même si avec raison il affirme que les racines de la fin du conflit plongent en profondeur dans les années précédentes.
La conclusion s’avère particulièrement stimulante car elle ouvre de riches perspectives de réflexion sur la victoire des Etats-Unis en 1991, la période de l’unipolarité et le conflit en gestation avec la Chine. Odd Arne Westad prend une nouvelle fois le contre-pied des visions actuelles : il voit dans « la dérive américaine de l’après-guerre froide […] la conséquence d’un manque d’imagination des dirigeants et non […] un phénomène lié à l’essence même de l’Amérique ou à une forme de prédétermination. »
Une absence de réflexion sur la manière dont ils ont géré et gagné la Guerre froide en somme. Le débat est ouvert.
frederic le moal
Odd Arne Westad, Histoire mondiale de la Guerre froide, 1890–1991, Perrin, septembre 2019, 771 p. — 28,00 €.