Don’t worry be happy : genèse d’un psychopathe
Chers lecteurs, si votre religion n’est pas déjà faite après avoir digéré la déferlante publicitaire sur ce film-phénomène, nous nous devons de vous avertir : malgré son intégration à la mythologie du « Caped Crusader », Joker n’est PAS un comic-book movie. On en est même à l’opposé. Ce n’est même pas un film de notre époque, en atteste d’emblée le logo Warner vintage des années 70.
C’est pourtant bien le récit d’une transformation. Mais ici notre héros n’a pas de super-pouvoirs, il n’a pas été piqué par une araignée radioactive, ni traversé un champ de rayons gamma. Point d’effets spéciaux, de surhomme voltigeur, de mutant invincible aux muscles d’acier. Juste un pauvre hère grimé en clown, tabassé à terre au fond d’une ruelle sordide.
Some people get their kicks
Stompin’ on a dream
But I don’t let it, let it get me down
’Cause this fine old world it keeps spinnin’ around
Il porte le nom un peu ridicule de Fleck… Arthur Fleck, joignant les 2 bouts comme clown à l’hôpital et dans les rues de la fantasmée Gotham City où il vit avec sa génitrice dans un petit appartement miteux au papier peint jauni. Sa maman l’appelle tendrement« Joyeux », c’est un fils dévoué qui veille à toujours afficher un sourire sur son visage, comme le lui demande sa mère : « always put on a happy face ».
Ainsi donc il maquille son visage, écarte les plis de sa bouche devant la glace, il devient clown puis, accompagné d’un piano burlesque, il affronte la rue d’indifférence, de violence et d’humiliation, le cœur d’une mégalopole sur le point d’être engloutie par les ordures et les rats.
Mais Arthur va mal, il prend 7 médicaments par jour, implore son assistante sociale d’augmenter les doses en lui demandant : « est-ce que c’est moi ou c’est de plus en plus la folie dehors ? » Son équilibre est fragile, il connaît l’hôpital psychiatrique. Son isolement et sa frustration sont d’autant plus prégnants qu’il souffre de handicap, d’une hilarité pathologique incontrôlable (cliniquement appelée syndrome pseudo-bulbaire) qui déclenche autour de lui incompréhension et malaise.
Isolement souligné par la caméra, cadrant le héros derrière la vitre du bus, la grille du manoir Wayne ou le grillage de l’accueil de l’hôpital d’Arkham. Arthur aura beau courir comme un dératé, il sera toujours enfermé.
Car pour Arthur Fleck, les dominos se mettent à tomber, implacablement. Les services sociaux ferment, la relation amoureuse n’est qu’une illusion, la mère sombre dans le délirium, libérant les secrets d’une enfance qui éclairent le trauma d’Arthur Fleck sous un jour nouveau. A ce titre, le réalisateur parsème le film de détails d’une merveilleuse ambiguïté, laissant le spectateur dans un questionnement que le Joker lui-même a rejeté, tout entier absorbé par sa psychose vengeresse.
La vie n’est bientôt plus que comédie, le monde une scène, et la mort… une bonne blague.
Une comédie qui convulse péniblement le personnage lors de ce que l’on doit bien appeler des crises de rire, qui nous administre un coup de poing dans le plexus tellement le spectacle de cette psyché fracassée encore et encore est suffocant. On suffoque dans les volutes de fumée des cigarettes qu’Arthur grille en permanence, dans les courses éperdues de ce pantin désarticulé, trajectoires sans issue se heurtant inévitablement aux murs suintants des rues et aux couloirs d’hôpital.
On s’essouffle à escalader avec lui cet interminable escalier le menant à la maison, un Golgotha qu’il descendra plus tard en dansant, au terme de sa mue psychotique et libératrice, telle une diva de music-hall accompagnée par les accents tribaux du « Rock and Roll part I » du très glam Gary Glitter.
Comme le Franck Tuttle de Brazil, Arthur fuit son quotidien lugubre par le rêve. Il griffonne des blagues dans son petit carnet en attendant le grand soir où il montera sur scène, lui le Roi du Stand-up, le King of Comedy. C’est sûr, il sera bientôt l’invité vedette de son idole, son modèle, le grand Murray Franklin dans son show télévisé. Fantasme d’un père spirituel pour un être en manque de repères. D’un père naturel hypothétique également, en la personne de l’industriel Thomas Wayne (géniteur du jeune Bruce Wayne, futur Batman donc), milliardaire charismatique aspirant à la mairie de la cité.
Vertige de l’altérité dans une dichotomie Bien/Mal de plus en plus floue, faisant de Bruce Wayne/Arthur Fleck et Batman/Joker les 2 faces d’une même pièce, et culminant lors la scène de rencontre de part et d’autre de la grille du manoir Wayne. Fleck est enfermé dehors chez les damnés, il essaie de donner le sourire à Bruce le nanti. Virtuosité de la mise en scène qui nous assène également 2 plans magistraux qui se répondent en un douloureux écho : le Joker étendu inconscient au sol dans une ruelle au début du film et le plan nocturne presque final du jeune Bruce debout dans une ruelle, les cadavres de ses parents à ses pieds.
Dans les 2 cas, l’image d’un trauma originel qui va fonder leur psychose costumée. Gloire au metteur en scène d’avoir ainsi recréé (jusque dans les détails du collier de perles qui se casse) la scène iconique du meurtre des époux Wayne en la reliant de manière homogène à la folie ambiante. Plus qu’un clin d’œil au comic-book, c’est une belle preuve de courage en son matériau que nous offre l’auteur.
I’ve been up and down and over and out
And I know one thing
Each time I find myself flat on my face
I pick myself up and get back in the race
Le fragile Joaquin Phoenix apporte son regard perdu au personnage d’Arthur Fleck avec une implication telle que sa monstruosité ne laisse pas de nous inquiéter pour sa santé mentale et physique. Perdre 25 kg pour le rôle est-ce bien raisonnable ? Car la vision de ce corps décharné, de ces convulsions ricanantes laissent des traces. On est loin du cabotinage de Jack Nicholson dans le rôle-titre en 1989, plutôt dans la lignée de l’interprétation hallucinée du regretté Heath Ledger, oscarisé à titre posthume.
Aussi, quelle mouche a piqué Todd Phillips le réalisateur, l’homme derrière la trilogie Very Bad Trip, Retour à la fac et Projet X, pour passer aussi abruptement de la grasse comédie au drame le plus noir ?
Le metteur en scène s’est-il identifié à son personnage, cède-t-il enfin, et avec quel brio, au désir d’embrasser sans retenue sa part de ténèbres, au spleen du clown à l’âme triste, tel le Charlie Chaplin (cité dans le film) des Lumières de la Ville, le Bourvil du Cercle Rouge ? Force est de constater que la mise en scène est brillante et discrète à la fois, mettant en avant sans ostentation la psychose de son protagoniste, avec souvent une touche d’expressionnisme flamboyant, à l’image du lent travelling sur le dos nu et tuméfié d’Arthur Fleck, courbé tel un bossu sur ses chaussures de clown qu’il essaie d’élargir.
On entend les craquements du cuir, métaphore subtile sur la chrysalide d’un personnage qui se fissure.
La réalisation enrichit considérablement le film. Comme Arthur, elle prend confiance au fil du récit, libérée de ses inhibitions pour atteindre une ampleur inédite tout en entremêlant les genres et les styles qui se répondent de scène en scène. On passe du drame psychologique étouffant au vigilante movie (les meurtres dans le métro), au brûlot politique (l’apocalypse finale), l’auteur se permettant même d’accoupler, au sein d’une même scène de meurtre tétanisante dans un appartement, l’horreur poisseuse du début des 80s (évoquant les riches heures des indépendants new-yorkais Driller Killer et Maniac) à la comédie absurde à base de blague de nain.
La seule saillie d’humour (très noire) du métrage d’ailleurs. Joker style. La musique accompagne ce décollage esthétique, passant du violoncelle solitaire et neurasthénique des débuts aux hymnes rock et standards du music-hall : assurément le formidable tube That’s Life du grand entertainer Sinatra hantera longtemps ce cauchemar pelliculé.
That’s life (that’s life) that’s what people say
You’re riding high in April
Shot down in May
But I know I’m gonna change that tune
When I’m back on top, back on top in June
Cependant, la mise en scène et le propos nous sont familiers : l’affaire est entendue, Todd Phillips a bien rencontré Martin Scorsese, un temps attaché au projet en tant que producteur. Joker est donc un film sous haute influence. Robert de Niro traverse le miroir pour incarner Murray Franklin (savoureux clin d’œil à ses prestations dans les 2 films cités ci-dessous); Gotham City est la copie conforme du New York décrépit et dangereux des années 70, le personnage principal invoque en permanence les fantômes du Travis Bickle de Taxi Driver (il imite d’ailleurs son geste suicidaire les 2 doigts collés en pistolet contre sa tempe) et du Rupert Pupkin de La Valse des Pantins dans ses rêves de gloire (jusque dans son nom un peu ridicule, running gag du film original), ces 2 autres grands inadaptés.
Car les inadaptés sont légion dans le film, masse grouillante dont la colère et la rancœur montent face au mépris de classe qu’affiche les nantis de la cité incarnés par l’aspirant maire Thomas Wayne, lors d’interventions télévisées qui rappellent à loisir les « casse-toi pauvre con » et autre « traversez la rue pour trouver du boulot » de sinistre mémoire.
La révolte gronde et porte le masque du clown tueur. « Kill the Rich » titrent les journaux irresponsables, on lynche des policiers dans le métro, les pillages s’organisent, le Joker jubile, il n’est plus seul, les damnés de la Terre le portent en triomphe.
Question d’actualité donc : le Joker et les gilets jaunes même combat ? Le film peut certes trouver ici dans sa peinture du chaos une dimension supplémentaire de brûlot contestataire, comme il peut aussi rencontrer ses limites idéologiques. Le danger de la récupération est là car le film, avec son phénoménal succès (4,6 millions d’entrée sur l’Hexagone à ce jour) a déjà contaminé le réel.
Récemment, une salle projetant le film au grand Rex à Paris a été évacuée par la police suite à un mouvement de panique : un spectateur s’écriant à de multiples reprises « c’est politique ! » avant d’entonner « Allah akbar ! ». On ne compte plus les masques du Joker défilant dans les manifestations à travers le monde, de Barcelone à Santiago, de Beyrouth à Hong Kong en passant par Bagdad.
Allez, répétons nous ce n’est qu’un film ! Il vaut mieux se détendre, méditer ce spectacle brillant et terrifiant et, pourquoi pas, chantonner la ritournelle décontractée de Bobby Mc Ferrin, Don’t Worry be happy :
Ain’t got no cash, ain’t got no style
Ain’t got no gal to make you smile
Don’t worry, be happy
’Cause when you worry your face will frown
And that will bring everybody down
So don’t worry, be happy
j.-f. sebastian
Joker
Réalisateur : Todd Phillips
Avec : Joaquin Phoenix, Robert De Niro, Zazie Beetz, Frances Conroy
Genre : Drame
Durée : 2H02 mn
Date de sortie : 9 octobre 2019
Synopsis
Dans les années 1980, à Gotham City, Arthur Fleck, un comédien de stand-up raté est agressé alors qu’il erre dans les rues de la ville déguisé en clown. Méprisé de tous et bafoué, il bascule peu à peu dans la folie pour devenir le Joker, un dangereux tueur psychotique.
Parfois certaines questions portent en elles leur réponse : l’usage d’un logo Warner vintage en ouverture d’un film suffit-il à faire d’un Todd Phillips l’égal d’un Scorcese ou, soyons fous, d’un Kubrick ?
Forcément non.
Si ce Joker est pétri de bonnes intentions cinématographiques et contient de vrais grands et “beaux” moments (la scène du meurtre des parents de Bruce Wayne est simplement magnifique), il n’en est pas moins un film qui, une fois l’effet vénitien passé, redevient ce qu’il est : un chouette ovni au regard d’une production cinématographique actuelle sinistrée par les Marvelleries à n’en plus finir. Rien de plus. Encore un film qui ne passera pas à la postérité au contraire de ceux auxquels il tente maladroitement de se confronter. N’est pas Taxi Driver ou King of Comedy ni même Tim Burton ou Nolan qui veut.
Oui Heath Ledger a incarné un Joker mille fois plus flippant et convaincant. Car finalement ce Joker-là manque de folie !? Un comble pour un être qui n’est décrit qu’à travers un prisme psychiatrique déformant.
En fait, le film souffre avant tout d’une lenteur préjudiciable. Car oui, plus qu’une mise en place soigneuse et intelligente du film, la première heure s’avère interminable. On comprend en quelques minutes ce qui nous sera dit, redit et redit encore pendant presque tout le film. Le film ne gagne ses galons qu’avec l’entrée en jeu de Bruce “Batman” Wayne aussi petit soit le rôle qui lui est donné.
Enfin, une précision, au Grand-Rex, contrairement à ce que les sources mal informées du parisien ont relayé, on a bien crié “Allahou akbar” mais c’était pour ensuite dérober les effets personnels d’une quarantaine de spectateurs. En gros, un vol organisé et bien organisé sans lien direct avec la dimension supposée “malade” de ce film.
Roy Batty