Un roman précieux, qui dépeint une société avec rigueur et plonge un poignard retiré sanglant dans le cœur d’une nation.
Einar est un journaliste sevré d’alcool, qui tente de refaire sa vie après un divorce que l’on sent pénible. D’autant plus qu’il a une fille qui vit ses premières amours. Il cache sa profonde solitude derrière une relation amusée avec une perruche, qu’il appelle “ma femme” et qui quitte sa cage pour se percher allègrement sur son épaule. Pour l’heure, il se retrouve exilé dans la petite ville de province Akureyri en compagnie d’une collègue photographe, pour réaliser des articles de terrain et ainsi relever les ventes du Journal du soir.
Une femme est morte lors d’un accident de rafting. Ce sera l’occasion de rédiger un premier article et de faire connaissance avec le commissaire de la ville. Avec la mère de la victime, aussi. Cette dernière vit recluse dans un asile de vieux et est considérée comme folle par les membres de sa famille. Elle accuse son gendre d’avoir perpétré un crime et de l’avoir maquillé. Sa fille était shootée aux médicaments. Mais il faut trouver une raison pour laquelle elle aurait pu être tuée. Son mari s’occupe d’une usine de confiserie. Et cette usine sponsorise une troupe de théâtre d’un lycée qui prépare la première de Loftur le sorcier avec l’étudiant Skarphédinn dans le rôle-phare. L’adolescent est un être charismatique, leader-né. Le lendemain de son interview par Einar, il est retrouvé mort dans une décharge publique. Les rues de la ville sont hantées par un trio de junkies ou apparentés, qui jouent les durs et font surtout preuve de bêtise. Peu après, une figurante de la troupe meurt d’une overdose. Cela trouble d’autant plus Einar que, quelques années auparavant, la victime et Skarphédinn avaient joué dans un même film. Et que l’actrice principale avait déjà succombé à une overdose. L’enquête piétine, mais Einar obtient les coudées franches pour investiguer selon ses manières. Pendant ce temps, et malgré ses propres interrogations existentielles, il doit composer avec celles de sa photographe et de son ancien rédacteur en chef.
Le Temps de la sorcière est un roman qui traite avec justesse de la solitude et du silence que l’on trouve en Islande. Comparer Arni Thorarinsson à Arnaldur Indridason, l’autre auteur “noir” islandais des éditions Métailié, s’impose (voir les chroniques consacrées à ses trois romans parus : La Cité des jarres, La Femme en vert et La Voix). Comme son compatriote, Thorarinsson prend le temps de planter son décor. Trop ? Peut-être. Commençant sur un rythme très lent, le roman ne démarre qu’après environ quatre-vingts pages. Autant de pages à la lecture heurtée par les consonances des noms islandais, dont la langue française ne peut restituer l’harmonie. Puis, sans qu’il y ait eu de prémices, l’histoire — et je ne parle pas, là, simplement d’enquête — prend son envol et toute son ampleur. D’ailleurs, il ne faut pas tant parler d’enquête que de quêtes. Tout au long du récit, Einar voit se profiler une bonne dizaine d’écueils qu’il lui faut affronter. Baignant dans un contexte familial décomposé, il doit accepter que son ex-femme refasse sa vie. Il doit admettre que, pour sa fille, il n’est pas une priorité. Et puis, s’il cherche à vaincre sa solitude, il doit se faire à l’idée que cela prend du temps. Pire que tout, comme bien souvent, il se retrouve confident des tourments des autres. Pendant ce temps, il lui faut poser des questions stupides pour illustrer son journal où un nouveau rédacteur en chef tente de délimiter son territoire, pendant que lui doit faire face à la mauvaise image du Journal du soir. Autant d’aspects qui sont parfaitement décrits avec ce souci permanent de la perfection de Thorarinsson, qui n’hésite pas à s’armer de patience pour bien les exprimer.
Enfin, Le Temps de la sorcière nous plonge dans la culture islandaise en faisant des incursions dans sa mythologie. L’image de Loftur le sorcier est pleinement utilisée par Thorarinsson et reflète parfaitement l’état d’esprit de Skarphédinn, être emblématique pour qui la fin justifie les moyens, profond hédoniste et éminent destructeur d’âmes. Skarphédinn est, en quelque sorte, notre inconscience, un mauvais reflet de nous. La bête qui nous habite et nous abîme.
julien vedrenne
Arni Thorarinsson, Le Temps de la sorcière (traduit de l’islandais par Eric Boury), Métailié noir coll. “Bibliothèque nordique”, août 2007, 336 p. — 20,00 €. |