Les textes réunis par les éditions Héros-Limite font rêver du livre “théorique” que Nicolas Bouvier aurait pu écrire. Se confirme ici combien le créateur fut “un regard’. Il est porteur d’une esthétique impressionniste autant qu’expressionniste, réaliste que poétique, dans la lignée de Cartier-Bresson et de l’esprit Magnum.
Dans ses photos, d’ici ou d’ailleurs, il ne transigeait pas, ne cherchait pas à complaire. Ses chroniques du temps présent ou en disparition trouvent un écho dans ces textes. Ils prouvent comment Bouvier prit le monde tel qu’il est pour en capter l’ombre et la lumière à la dérobée.
Ses images comme ses écrits traversent le temps et le retiennent. Ils sont animés par un regard humain et une écriture attentive aux êtres, aux autres artistes et leurs cérémonies. Un certain hédonisme habille et habite ces articles. Ils ne caressent pas les fantasmes dans le sens du poil.
Leur propos est autre : il est plus humaniste qu’ “humain trop humain”.
Tout dans ces textes de circonstances rappelle ce qu’un autre photographe — Sergion Larrain — écrivait : « Une bonne photographie vient d’un état de grâce. La grâce vient quand on est libéré des conventions, des obligations, de la compétition ; être libre comme un enfant dans ses premières découvertes de la réalité. »
Par ses milliers de clichés comme par ses textes, Bouvier a contribué largement à imposer une démarche ethnologique loin de toute monographie ethnologique savante. Tout est plus inattendu et parfois paradoxal. Cela ne relève pas de l’objectivation scientifique mais de l’interprétation imaginative.
Pour un tel créateur, les clichés doivent s’affranchir de la nécessité d’une simple soumission au réel. Ils deviennent du domaine de la rêverie et de la fiction en une lutte implicite contre le vieux fond intellectualiste.
La photographie n’enregistre plus la surface des choses et n’est plus un témoignage illustratif mais une interprétation et une pénétration du vivant.
jean-paul gavard-perret
Nicolas Bouvier, Du coin de l’oeil (Ecrits sur la photographie), Editions Héros-Limite, coll. “feuilles d’herbe”, Genève, 2019, 224 p. — 14,00 €.