Martine Roffinella et le métier de vivre — entretien avec l’auteure (Sang Fille)

Martine Rof­fi­nella, plu­tôt que de recen­ser les lueurs claires et sombres de son exis­tence, les met en récits. Elle les pré­sente sous une lumière oblique qui évite tout débal­lage de type auto­fic­tion. Elle donne aussi et sur­tout place à celles et ceux qui n’ont que peu d’espace dans la société et de mots pour se dire. Dans tous ses textes il y a un voyage aux abîmes de l’espace et du temps.
S’y réfé­rant, l’écrivaine n’ignore rien de ses défer­lantes mais elle n’en fait pas une mon­tagne mon­tée en neige. Un ange passe dans la mai­son de la page. Il plie les mots comme un drap blanc quand cela est utile. Mais par­fois un diable les secoue. Et pour que la pen­sée soit vive jusqu’à cou­per les lèvres, Marine Rof­fi­nella invente des zig­zags : ils s’approchent, s’éloignent des mots, fina­le­ment ils y font leur nid en leur voca­bu­laire de l’existence qui va au-delà du Z.

 Entretien :

Qu’est-ce qui vous fait lever le matin ?
L’extrême conscience, presque angois­sante, d’être en vie – et de jouir ainsi d’une res­pon­sa­bi­lité inouïe. J’emploie le verbe « jouir », a priori incom­pa­tible avec « res­pon­sa­bi­lité » ; mais pour­tant, l’intense créa­tion liée à l’activité de vivre fait appel au plai­sir en même temps qu’à la souf­france.
Une fois debout, me dire enfin que moi minus­cule, quasi inexis­tante à l’échelle cos­mique, je peux me tenir en plein ciel et ten­ter, que ce soit par l’écriture ou par la pho­to­gra­phie, de réin­ven­ter le Réel.

Que sont deve­nus vos rêves d’enfant ?
L’enfance ne fut pas pour moi une époque de rêves. Mais dès l’âge de douze ans, j’ai rêvé de deve­nir écri­vaine. J’en rêve tou­jours, d’ailleurs ! Car à quel moment devient-on écrivain.e ? Au pre­mier, au dixième, ou au der­nier livre publié ? La néces­sité de l’œuvre à accom­plir me sub­merge sou­vent – alors qu’il me semble que rien n’est encore com­mencé ! Le rêve d’enfant est donc intact.

À quoi avez-vous renoncé ?
À rien. J’ai tou­jours fait ce que j’ai voulu, même du temps de l’alcoolisme (je suis alcoo­lique abs­ti­nente depuis avril 2013), et bien sûr cela m’a coûté fort cher sur tous les plans. Quand j’ai cessé de boire et de fumer, je n’ai pas « renoncé » à mes addic­tions ; j’ai choisi un autre mode de vie et suis du même coup deve­nue végé­ta­rienne. De la même façon, je me suis occu­pée pen­dant de nom­breuses années de ma mère lour­de­ment han­di­ca­pée, mais je n’ai pas consi­déré cela comme un « renon­ce­ment ». C’était un simple devoir humain. En revanche, je n’ai jamais accepté l’entrave et encore moins l’exigence d’obéissance. Encore récem­ment, j’ai donné ma démis­sion parce que le patron de la mai­son d’édition qui m’employait sou­hai­tait – de façon « non négo­ciable » ni « dis­cu­table » – un rap­port de « sur­bor­di­na­tion » entre nous. Ma lettre de démis­sion est par­tie le jour même.
J’ai consa­cré ma vie à la lit­té­ra­ture sans accep­ter la moindre com­pro­mis­sion – et c’est cet esprit, à la fois de résis­tance et d’action bien­veillante, que l’on retrouve sur mon blog lit­té­raire Sous le pavé, la plume.

D’où venez-vous ?
Je suis une fille du Sud – du Sud-Est, plus exac­te­ment.
Mais j’ai vécu presque trente ans à Paris, et aussi quelques années en Bour­gogne, en Bre­tagne, dans les Pays-de-Loire…
En ce moment je suis posée dans le Haut-Var, mais après douze démé­na­ge­ments, qui peut dire où je serai l’an pro­chain ?…
Pour répondre à la ques­tion : je ne sais pas d’où je viens et où j’irai. C’est dans cette incer­ti­tude, pré­ci­sé­ment, que la pers­pec­tive de ma mort me devient presque sym­pa­thique. Encore une aven­ture en vue, somme toute !

Qu’avez-vous reçu en dot ? 
N’étant pas mariée, je n’ai pas eu de dot. J’ai donc tiré le diable par la queue pen­dant la majeure par­tie de mon exis­tence et bien connu les petits papiers bleus des huis­siers col­lés à ma porte : « Der­nier avis avant sai­sie », etc. Mais j’ai reçu récem­ment un héri­tage à la suite du décès de ma mère en mai 2019. Je n’ai plus de parents, mon père étant mort en 2006. Donc j’ai une mai­son à pré­sent. Un toit sur ma tête, comme dit l’expression. J’ai du mal à dire : « Chez moi », et fina­le­ment tant mieux. Ne pas se sen­tir chez soi dans son chez-soi ouvre une pos­si­bi­lité de fuite assez astucieuse.

Un petit plai­sir — quo­ti­dien ou non ?
Deux car­rés de cho­co­lat noir tous les jours avec mon café, après le repas de midi.

Qu’est-ce qui vous dis­tingue des autres écri­vains ?
« Dis­tin­guer » : je ne sais pas trop ce que cela veut dire ni induit. Chaque écrivain.e pos­sède sa terre (ou pas), ses obses­sions (ou pas), sa façon de retrans­crire (ou pas) les errances. Pour ma part, cer­tains lec­teurs disent que j’ai une approche assez sin­gu­lière (euphé­misme) du monde qui m’entoure. Une façon d’inventer le Réel qui veut sou­vent mêler bur­lesque, poé­sie, obser­va­tions sociales et déme­sure. Car dans mon uni­vers, c’est par la déme­sure que l’on peut tou­cher l’infiniment petit, le ter­ri­ble­ment crucial.

Com­ment définiriez-vous l’esprit de vos livres ?
L’exploration de l’humain dans toutes ses dimen­sions. J’ai par exemple passé dix ans à décor­ti­quer les rap­ports de soumission/domination qui régissent la quasi tota­lité de nos actes [voir le cycle : Love (Phé­bus), Rien entre nous (Sul­li­ver) et Camisole-moi (Fran­çois Bou­rin)].
Aujourd’hui je com­mence un autre cycle, avec tou­jours l’humain en son centre, mais davan­tage dans ses inté­rio­ri­tés mul­tiples. Les hommes grilla­gés (H&O) et Conser­vez comme vous aimez (Fran­çois Bou­rin, à paraître en février 2020) s’y ins­crivent. De même qu’un autre pro­jet de pre­mière impor­tance, au sujet duquel je viens de pos­tu­ler à une bourse du Centre natio­nal du Livre : Blan­dine et Adrien – his­toire basée sur un fait divers, de per­sonnes res­tées cloî­trées dans leur mai­son pen­dant plus de qua­rante ans. C’est la défi­ni­tion même de l’humain que je recherche – existe-t-elle ? Rendez-vous après ma mort pour en rediscuter.

Quelle est la pre­mière image qui vous inter­pella ?
J’essaie de le savoir – car m’en sou­ve­nir me per­met­trait sans doute d’apaiser un cer­tain nombre d’angoisses indomp­tables. Mais chaque fois que je tente de cer­ner cette pre­mière image, elle s’efface aus­si­tôt. À mon humble avis, ce n’était pas une image tendre.

Et votre pre­mière lec­ture ?
Après la Biblio­thèque Rose, puis la Verte, puis la Rouge & Or – j’étais une mor­due du fameux “Club des Cinq” d’Enid Bly­ton –, ma pre­mière lec­ture stu­pé­fiante fut : Un bar­rage contre le Paci­fique de Mar­gue­rite Duras. Ce livre m’a tra­versé le corps tel un oura­gan. Il s’est ins­tallé dans mon cer­veau de très jeune fille comme une sorte  non pas de modèle à suivre, mais de cou­rage absolu et nu. Je me sou­viens d’en être res­tée bouche bée. La lit­té­ra­ture a pris pour moi, ce jour-là, une autre dimen­sion ; dans la consis­tance presque pal­pable de l’émotion partagée.

Quelles musiques écoutez-vous ?
Je suis une audi­trice exces­si­ve­ment fana­tique de France Musique, qui est en fonc­tion chez moi dès l’instant où je me lève et jusqu’au moment où je me couche ! Sinon : Mon­te­verdi, Brahms, Schu­mann, Schu­bert, Grieg, Wag­ner, Men­dels­sohn, Pro­ko­fiev, Sibe­lius, Debussy, Fauré, Ravel, Pou­lenc, Rach­ma­ni­nov, Dutilleux, Mah­ler, Bar­tok, Chos­ta­ko­vitch, évi­dem­ment Satie, mais aussi Phi­lip Glass, Mes­siaen…
J’aime éga­le­ment beau­coup le jazz, et toutes les musiques du monde.

Quel est le livre que vous aimez relire ?
Don Qui­chotte de Cervantes.

Quel film vous fait pleu­rer ?
Anne Tris­ter de Lea Pool.

Quand vous vous regar­dez dans un miroir qui voyez-vous ?
J’essaie de voir l’enfant que je fus (sou­riante si pos­sible), mais j’aperçois une femme qui a déjà vécu 58 ans (sou­riante éventuellement).

À qui n’avez-vous jamais osé écrire ?
À Mar­gue­rite Duras ; à Mar­gue­rite Yourcenar.

Quel(le) ville ou lieu a pour vous valeur de mythe ?
Vesoul. Il se trouve que j’ai mené dans la mai­son d’arrêt de cette ville un cycle d’ateliers d’écriture. Je logeais à l’hôtel – et durant tout mon séjour, je n’ai cessé de son­ger à Brel et à sa chan­son mythique. J’essayais de m’imaginer ce qu’il avait exac­te­ment res­senti. En vain ! Le mys­tère « Vesoul » demeure entier.

Quels sont les artistes et écri­vains  dont vous vous sen­tez le plus proche ?
Vir­gi­nia Woolf, Mer­vyn Peake, Nico­las de Staël, Guille­vic, Flan­nery O’Connor, Agota Kris­tof, Jincy Willett, Ber­nard Buf­fet, Raoul Dufy, Niki de Saint Phalle – en réa­lité, tous les artistes me sont proches, ma liste est infinie !

Qu’aimeriez-vous rece­voir pour votre anni­ver­saire ?
2000 lettres de lect.rices.eurs me racon­tant que quelque chose a changé dans leur vie après la lec­ture d’un de mes ouvrages.

Que défendez-vous ?
Le droit à la dignité (humaine comme ani­male). Le res­pect et la pré­ser­va­tion de l’environnement. La liberté de créer. La bien­veillance et l’esprit de générosité.

Que vous ins­pire la phrase de Lacan : « L’Amour c’est don­ner quelque chose qu’on n’a pas à quelqu’un qui n’en veut pas »?
C’est une phrase à laquelle j’ai adhéré pen­dant plus de trente ans – et mise en œuvre dans un livre : Les Indé­cises (Phé­bus).
Aujourd’hui, à l’approche de la soixan­taine, je crois au contraire qu’aimer, c’est par­ta­ger une nour­ri­ture intime for­mi­da­ble­ment pré­cieuse, dont on ne peut connaître et révé­ler la vraie saveur qu’au tra­vers du don.
Encore faut-il avoir trouvé l’endroit où se fabrique cet ali­ment vital, pour pou­voir s’y sus­ten­ter ensemble et d’un même élan. Invi­ter l’autre à dîner au cœur de soi ; être convié par l’autre à dégus­ter le meilleur de soi : un ins­tant T qui se nomme Amour.

Que pensez-vous de celle de W. Allen : « La réponse est oui mais quelle était la ques­tion ? »
Là aussi, j’ai long­temps été d’accord avec W. Allen.
Mais depuis que j’ai cessé de boire, j’ai appris à écou­ter très atten­ti­ve­ment la ques­tion, à prendre mon temps pour la com­prendre – et à dire non, le cas échéant.
La capa­cité de dire non a consti­tué un vrai séisme dans ma vie – sur tous les plans.

Quelle ques­tion ai-je oublié de vous poser ?
Si je crois en Dieu.
Devinez ?

Pré­sen­ta­tion et entre­tien réa­li­sés par jean-paul gavard-perret pour lelitteraire.com, le 20 octobre 2019.

6 Comments

Filed under Entretiens, Nouvelles, Romans

6 Responses to Martine Roffinella et le métier de vivre — entretien avec l’auteure (Sang Fille)

  1. Félicie Dubois

    Un grand MERCI pour cet entre­tien qui pas­sion­nera tous les lec­teurs de Mar­tine Roffinella !

  2. Musika

    Une soeur. Je me rallie.

  3. Jeanne

    Liberté, cica­trices, créa­tion et cho­co­lat noir!
    Magni­fique écri­vaine que j’ai très envie de décou­vrir.…
    Merci!

  4. Pierre Marie

    Je n’ai pas encore lu le moindre livre de Mar­tine — sinon des extraits — mais notre enfance par­ta­gea le Club de Cinq de Bly­ton . Aujourd’hui la même ambiance musi­cale quo­ti­dienne avec les mêmes Anima-trices et Anima-teurs et la même ambiance de flam­bée autom­nale nous réunissent…

  5. POULET-RENEY

    Ce par­tage émou­vant est autant de sin­cé­rité je le sais. Mar­tine est une amie de 30 ans au moins, et son “per­son­nage” m’est pré­cieux. Merci à Jean-Paul qui a aussi semble-t-il une plume pas­sion­nante et pleine de pro­messes. Bravo à celles et ceux comme Mar­tine qui savent ce que vivre veut dire, à l’essentiel du terme.

  6. Michelle

    Merci de ce bel entre­tien flam­boyant et riche en émo­tions.
    Je découvre Mar­tine sous un nou­veau regard et il me laisse pan­toise de par sa géné­ro­sité et sa vérité crue.
    Belle conti­nua­tion Mar­tine, et longue vie à ta littérature

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