Dense roman graphique aux forts comme multiples partis pris, Une année sans Cthulhu est une invitation — relativement infernale -, mâtinée d’une lucide nostalgie des années 80, à basculer dans l’univers des jeux de rôle, des bornes d’arcade, des films et romans des années S. King.
Samuel et Henri, deux lycéens s’adonnant avec leur cops Marie au jeu de rôle L’appel de Cthulhu vont bientôt rencontrer une ado fatale et son père druide déjanté, un génie de l’informatique …et une figure du mal que Lovecraft n’aurait pas renié, lui qui, dans le roman éponyme du jeu de rôles en question, déclinait à la fin des années 1920 une histoire d’horreur où un monstre, prisonnier sous Terre, appelle l’humanité au meurtre.
Auln-sur-d’Arcq, août 1984. Nous sommes dans une contrée sans histoire, perdue dans le Lot, comme au milieu de nulle part. Un groupe d’adolescents joue à L’Appel de Cthulhu quand des phénomènes paranormaux se multiplient et qu’est perpétré dans une maison des environs le massacre d’une famille entière.
Sous le feu des projecteurs et des unes sanglantes des journaux débordant des kiosques, la bourgade imaginaire est bientôt déchirée par les soupçons et les dissensions tandis que l’on comprend que c’est cette partie du jeu de rôles qui a attiré sur place un antédiluvien dieu sanglant, ivre de vengeance.
Le scénario est complexe, les indices et citations référentielles pullulent, entre mythologie antique occulte et foi en l’essor infini de industrie informatique (on conseillera au lecteur qui ne veut pas trop s’égarer de commencer par lire le cahier explicatif en fin de volume) : de fait, on se retrouve bientôt dans un jeu de rôle grandeur nature, mêlé aux codes scénaristiques et graphiques de ces fameuses 80’s.
Loin du jeu vidéo Call of Cthulhu et de la sirupeuse série Stranger things de Netflix qui fait la part (trop) belle à des poncifs bon enfant tels que Retour vers le futur ou Ghostbusters, les auteurs ici préfèrent insister sur un côté plus dark side emprunté aux paranoïaque Dead Zone de David Cronenberg, Shining de Kubrick, au Blue Velvet de David Lynch ou encore au Tron mystico-informatique de Lisberger : certes, les protagonistes jouent aux premiers jeux électroniques (l’oublié et minimaliste Qix, un jeu d’arcade paru en 1981 où un rayon tueur imprévisible traque le joueur et l’empêche de gagner des espaces d’écran – à des galaxies des mythiques Pac-Man ou Space Invaders), écoutent des cassettes sur leurs leur walkman greffés à leur coupe de cheveux manga, déambulent en mobylette… mais il ne s’agit pas seulement de faire ainsi renaître le peps et le pop d’une époque disparue. Même si la palette d’ Alexandre Clérisse convoque avec maestria (quel impact visuel que ces lignes géométriques ciselées sur Illustrator !) le graphisme du monde vidéo d’alors et du pixel art ainsi que d’apaisantes couleurs verts/roses.
Car ce sont surtout les faits divers et autres tueries, sordides et incompréhensibles pour le grand public, de ces années 80/90 qui constituent la véritable toile de fond du récit. Ces limbes de l’histoire du jeu vidéo sont partant exhibés, dans un décalage culturel assumé, afin de contester une certaine récupération pseudo euphorique des années 80 par la pop culture.
Manière de réhabiliter une subreptice terreur du quotidien et du trop banal qui a été occulté depuis que l’ordinaire ne fait plus l’objet d’analyse, recouvert qu’il est dorénavant par l’art du numérique et du fake généralisé.
Rien de simple en cet opus donc, mais que du bonheur pour ceux qui aiment à lire entre les lignes et les cases, lesquels ne confondent jamais complexité et opacité et savent repousser les happy ends à plus tard.
frederic grolleau
Thierry Smolderen (scénario) & Alexandre Clérisse (dessin), Une année sans Cthulhu, Dargaud, octobre 2019, 176 p. – 21, 00 €.
Comment dessiner Une année sans Cthulhu, la leçon de dessin d’Alexandre Clérisse
feuilleter l’album