Les photographies de Sylvie Valem sont à l’image de leur créatrice. C’est un lieu d’énigme, de mystère aux profondeurs cachées. C’est le fruit d’une confrontation identitaire et de la recherche d’un temps à repriser pour empiéter sur le passé. Lectrice jadis — et comme son inteviewer — de La vie du Rail, celui-là retrouve des échos en un itinéraire de lutte intestinale.
La créatrice vient d’elle-même pour se retrouver, se reconstruire à travers ce qu’elle crée. Elle réinvente des vies et la sienne de manière poétique et intense. L’objectif est majeur : redevenir la primitive de son futur dans un voyage au bout de la nuit pour revoir le jour.
Sylvie Valem, Anamésie, Corridor Elephant, Paris, 2019 — 32,00 €.
Entretien :
Tout d’abord il faut savoir que j’ai perdu la capacité de mémoriser mon passé vers l’âge de 38 ans, lors d’une grande dépression qui ne m’a pas quittée. Je suis habituée à cet état et, grâce à un traitement récent, je peux maintenant aller vers l’autre. Ma mémoire ne revient pas. Je m’en suis accommodée et j’en ai fait quelque chose de positif. Je réinvente sans arrêt mon histoire. A partir de bribes, de faits réels, en photographie, je brode, je retisse.
Je ne m’intéresse pas au présent, tout flotte. Je sais que je vais oublier, que je vais enfouir ma vie au fond de moi dans un endroit inaccessible, je réinventerai ces instants si nécessaires.
Qu’est-ce qui vous fait lever le matin ?
Le matin je me réveille comme une pile électrique, je pense tout de suite à ce que je vais pouvoir créer. Le plus souvent j’écris : le projet d’une journée, mes sentiments, mes rêves. Tout cela en fait est bien vain car je sais que je ne m’y tiendrai pas. Ces cahiers me permettent de tester mon état d’esprit et quand je les relis, de voir la manière dont j’évolue. J’ai eu durant ces 20 dernières années beaucoup de passages à l’hôpital. Ces passages à l’écart du monde sont, je pense, mon permis de survivre. Je n’ai jamais cessé de créer. Dans ces endroits, J’ai toujours un appareil photo avec moi. Il n’est pas facile de rentrer dans ce genre d’institution car, malgré un séjour libre, on est enfermé par des grilles. La sortie est conditionnée par l’autorisation du médecin. On est dépendant.
Que sont devenus vos rêves d’enfant ?
Enfant, je ne sais pas si j’avais des rêves. Je suis née dans une famille où il n’y en avait pas, pas de projets d’avenir non plus. Mes parents issus d’un monde agricole pauvre, sont « montés » à Paris pour être ouvriers. Puis mon père, à force de cours du soir, s’est hissé dans la hiérarchie à la SNCF.
A la maison le seul ouvrage écrit qui entrait était La Vie du Rail. Quand j’ai grandi je suis allée à la bibliothèque, endroit le plus formidable que l’on ait inventé.
A quoi avez-vous renoncé ?
Je n’ai jamais renoncé à rien, je me suis toujours battue, même malade. En 2007, j’ai changé de vie. J’étais informaticienne, métier où je me suis formée seule, j’ai toujours appris par moi-même. C’est plus long car on doit tout réinventer mais ce qu’on a décortiqué avec son propre cerveau est bien ancré.
J’ai fait une école photo, le centre IRIS, une formation de 8 mois, je l’ai voulue, je l’ai eue. Grâce au congé individuel de formation, à cette époque on pouvait changer de filière.
J’ai l’impression que rien ne me résiste. Quand je désire quelque chose, j’y mets toute mon énergie, et tant que je ne l’ai pas obtenu, je fonce souvent tête baissée. Je suis impulsive et ne réfléchis pas beaucoup avant d’entreprendre. Les rêves sont faits pour être réalisés.
Qu’avez-vous reçu en dot ?
En dot, j’ai reçu le doute. Cet état d’esprit où on n’est sûr de rien. Où notre propre valeur est sujette à caution, à notre propre caution.
Pendant très longtemps en photographie je n’ai pas considéré mon travail. Une femme, Martine Montégrandi, a réussi à me le faire considérer à force d’accompagnement photographique. Elle croit en moi. Elle a dessiné pour moi un avenir que je ne voulais pas voir, ni imaginer. Je n’ai des rêves qu’accessibles, les trop beaux, les trop fous ne sont pas pour moi. Je suis trop fragile pour échouer.
Un petit plaisir — quotidien ou non ?
Les plus grands plaisirs que je me crée sont d’imaginer des projets photographiques. Je ne sais pas comment cela me vient. C’est naturel, cela vient seul. Quelque chose que je vois, un livre, une image, un manque souvent un manque me ramène à moi, et j’en fais du positif. Je prends un petit carnet et je noircis des pages, après seulement je laisse aller mon instinct.
Qu’est-ce qui vous distingue des autres artistes ?
Je ne suis pas sûre d’être une artiste. On ne peut se proclamer artiste, c’est aux autres de donner ce qualificatif. Je me sens comme un être humain. Je crée.
On trouve mes images poétiques, ce n’est pas intentionnel. C’est comme ça que je vois la vie. Je n’aime pas les contours tranchés, j’aime le flou qui permet à l’esprit d’inventer. Mes photos en sont le reflet.
Comment définiriez-vous vos narrations photographiques ?
Mes histoires photographiques sont des biographies, ré-inventées. Je me sers du présent pour ré-inventer un passé. En ce moment je photographie, une fillette de 12 ans «Ayat» et par elle je veux imaginer l’adolescence de ma fille que je ne me souviens pas avoir vécue. Je suis tombée malade quand elle avait 10 ans. Ayat est d’un autre monde que moi, d’une autre origine, mais cela n’a aucune importance. Je découvre tout. Elle a un frère et une sœur, je n’ai que 2 enfants. Je photographie cette fratrie comme si c’était la mienne. Je fais corps avec eux.
Je fais comme si c’était mes propres enfants, je m’implique. Une chose est sûre : j’oublierai. Les photos restent comme une trace de mon passage sur terre. Dans ma tête, que de l’éphémère.
Quelle est la première image qui vous interpella ?
La première image qui me reste est un Polaroid.
Pour ma communion, mon frère m’a offert un appareil polaroid. Quelqu’un m’avait sans doute prise en habit de communiante. J’ai photographié cette photo. Je ne sais pas si cette image m’interpella mais c’est ma première création. Je vais voir bien sûr beaucoup d’expositions, je ne me rappelle que de la dernière à chaque fois.
Dans ma mémoire ‚des impressions. Je suis allée voir l’exposition de Gérard Rondeau, cela m’a tellement envahie que je n’ai fait que parcourir, c’était trop fort pour moi, bouleversant. J’y suis revenue une seconde fois avec des élèves que j’accompagnais en photographie, personnes handicapées mentales (je n’accompagne que des gens extra-ordinaires), là j’ai été obligée de rester, ils m’ont expliqué les photographies, un grand moment de plaisir, mais la pression était toujours aussi forte. J’y suis revenue une troisième fois seule, et là enfin j’ai pu regarder et savourer.
Les ensembles d’images que je vois, doivent m’émouvoir, et quand elles le font c’est un renversement qui chavire tout mon être.
Et votre première lecture ?
Je ne peux me rappeler ma première lecture.
Les dernières lectures qui me restent : “Le Rapport Brodeck” de Philippe Claude avec sa noirceur de l’âme humaine. Et “L’Ouvrier de la nuit” de Bernard Clavel : ce dernier m’a posé des questions sur mon propre investissement et ma vie.
Quelles musiques écoutez-vous ?
J’écoute les chanteurs à texte en boucle, quand un chanteur me plaît , je l’épuise, mon dernier coup de cœur est pour la chanteuse Melissmel, une chanteuse engagée, qui dit ce que j’aurais aimé écrire.
Quel est le livre que vous aimez relire ?
Je ne relis pas souvent des livres ou alors par erreur, je préfère en découvrir de nouveaux, il y en a tant et la vie est si courte. Tant de livres intéressants m’attendent, Je ne regarde presque jamais la télé, la lecture me transporte davantage, je donne visage aux protagonistes, me laisse le temps de penser, de réfléchir. Les films vont trop vite, mon esprit n’est pas assez rapide pour faire miennes les images alors que l’histoire défile.
Le livre que j’ai toujours près de moi est «Les fleurs du mal» de Baudelaire .
Quel film vous fait pleurer ?
Les films que je vais voir ne me font pas pleurer ou alors je ne m’en rappelle pas. Mais souvent ils me mettent en colère face à la dureté du monde.
Quand vous vous regardez dans un miroir qui voyez-vous ?
Le miroir introspectif me fait du mal. Je suis engagée dans ma tête mais pas assez en action. Quand je vois cette Terre qui se déchire, ses humains qui souffrent j’aimerais aider.
Je ne suis pas une photographe reporter ni documentaire, je le regrette parfois. Il y a des sujets que j’aimerais faire.
Souvent je me sers des ateliers photographiques que j’anime avec des publics en marge pour trouver un sujet. J’aimerais en mener un dans un centre de rétention surtout avec des femmes avec enfants, voir leurs paroles, qu’elles dessinent elles-même leur vie.
A qui n’avez-vous jamais osé écrire ?
Il y a beaucoup d’artistes à qui j’aurais aimé écrire mais surtout rencontrer, mais je ne fais pas le premier pas. Peur du refus.
Quel(le) ville ou lieu a pour vous valeur de mythe ?
J’aime la solitude, marcher dans la campagne seule avec un appareil, le matin en hiver quand, lorsque qu’on respire, on génère de la fumée. On a froid dehors et, bien couvert, on a chaud dedans.
J’aimerais aller en Sibérie, m’immerger avec ses habitants durant un temps : un rêve.
Quels sont les artistes et écrivains dont vous vous sentez le plus proche ?
J’aimerais beaucoup rencontrer Gérard Garouste. Dans sa vie des choses nous rejoignent. J’ai une retenue avec lui comme avec beaucoup. Je ne suis pas à l’aise rapidement avec mes contemporains, pour avoir un vrai échange il me faut du temps, je dois me sentir en confiance.
Bien sûr Gérard Rondeau, m’interpelle, j’aurais beaucoup apprécié d’échanger avec Gérard Rondeau, aujourd’hui décédé. Je ne suis pas prête encore maintenant à aller voir physiquement et demandé une entrevue. Je ne me sens pas encore légitime.
Qu’aimeriez-vous recevoir pour votre anniversaire ?
J’aimerais avoir la possibilité de faire une résidence d’artiste dans un milieu inconnu de moi. Un temps pour créer, sans la contrainte de gagner ma vie où je pourrais laisser libre cours à mon imagination : réfléchir, réaliser, tirer au laboratoire mes photographies.
Que défendez-vous ?
Je défends une société de lenteur, où l’humain, tous, auraient leur place.
Je ne me fais pas à l’idée que l’on laisse une grande partie du monde à l’écart. Il y a à manger au propre comme au figuré pour tout le monde. La parole de chacun doit pouvoir être entendue et défendue sans répression. Mais je crois que cette parole n’est entendue et comprise que par les Hommes qui n’ont pas le pouvoir.
Que vous inspire la phrase de Lacan : “L’Amour c’est donner quelque chose qu’on n’a pas à quelqu’un qui n’en veut pas”?
J’interprète de la façon suivante : on donne ce qu’on pense que l’autre aurait envie d’avoir.
On le fait avec notre propre esprit, avec nos propres désirs. Le désir profond de l’autre, on ne le connaît pas. On ne voit qu’avec notre propre esprit, avec nos propres valeurs.
On a beau donner la lune, elle est trop loin et chacun à son angle de vision pour la voir. On n’est jamais dans les yeux ni à la place de l’autre.
Que pensez-vous de celle de W. Allen : “La réponse est oui mais quelle était la question ?“
La réponse à votre question est oui : je suis en accord avec vous, je ne vous heurte pas, ne vous contredis pas. Mais au fait ne m’avez vous pas posé une question contraire à mes idées ? Et pouvez vous me dire à quoi je m’engage ?
Entretien et présentation réalisés par jean-paul gavard-perret pour lelitteraire.com, le 12 octobre 2019.