Une biographie de premier ordre
Ann Jefferson fait partie des meilleurs spécialistes de l’œuvre de Nathalie Sarraute. Dans ce livre, elle se révèle aussi excellente biographe, à la fois proche de son sujet et pourvue d’un recul suffisant pour éviter de verser dans l’hagiographie.
Le travail accompli est d’autant plus remarquable que le matériau de base était maigre : peu de correspondance personnelle, aucun journal intime, et aucun accès aux manuscrits confiés par la romancière à la Bibliothèque nationale, sous embargo jusqu’à 2036.Malgré cela, Ann Jefferson est parvenue à raconter la vie de Sarraute d’une manière assez précise pour ne pas laisser le lecteur sur sa faim.
Si les chapitres consacrés aux années 1900–1912 puisent largement dans Enfance, ce qui était inévitable, ils contiennent aussi des révélations inédites, notamment au sujet des parents de Sarraute. Les années de lycée et les études universitaires du futur écrivain sont retracées de manière très instructive, notamment pour ce qui concerne l’insatisfaction de Nathalie à l’égard de la Sorbonne et le bonheur qu’était, par contraste, son séjour à Oxford.
A propos d’Angleterre, les amateurs d’anecdotes seront amusés d’apprendre que Nathalie eut (et garda sa vie durant) un grand faible pour la famille royale, qu’on n’aurait pas attendu de la part d’un esprit aussi caustique.
Concernant les débuts littéraires de Sarraute, Ann Jefferson met en valeur à la fois le fait qu’ils furent moins difficiles qu’on ne le croit (le manuscrit de Tropismes a été accepté par Denoël avant d’être refusé par les autres éditeurs auxquels il avait été envoyé) et les obstacles qui empêchèrent l’auteure de se faire connaître assez rapidement.
Sur le plan personnel, les épreuves qu’a connues la famille Sarraute sous l’Occupation sont narrées avec précision, y compris la brève cohabitation forcée avec Samuel Beckett et le divorce destiné à protéger Raymond (Nathalie étant officiellement juive). A ce propos, on observe aussi que la longue vie conjugale des Sarraute fut probablement la plus heureuse qu’une femme écrivain ait connue, un phénomène d’autant plus étonnant que Nathalie était portée aux tourments et aux idées noires.
Entraînante, instructive et savoureuse, cette biographie régalera les admirateurs de la romancière. On la recommande aussi aux lecteurs qui ne connaissent Sarraute que de nom : l’ouvrage d’Ann Jefferson a de quoi leur donner envie de découvrir son œuvre.
agathe de lastyns
Ann Jefferson, Nathalie Sarraute, traduit de l’anglais par Pierre-Emmanuel Dauzat & Aude de Saint-Loup, Flammarion, août 2019, 496 p. – 26,00 €.