Pierre Bordage, inKARMAtions

L’huma­nité sans fards 

Maître incon­tes­table du récit huma­niste, Pierre Bor­dage place la spi­ri­tua­lité et les valeurs humaines dans ses intrigues. Il pro­pose d’entrée de lec­ture un titre très riche en sous-entendus avec un joli jeu de mots. Karma vient du sans­krit et signi­fie acte, action, action sous toutes ses formes. Dans un sens plus reli­gieux, il s’inscrit comme une action rituelle, cette pra­tique de carac­tère sacré ou sym­bo­lique. Mais, pour les reli­gions ayant ins­crit le concept de renais­sance ou de réin­car­na­tion, tout karma, tout acte induit des effets qui vont se réper­cu­ter sur les dif­fé­rentes vies de l’individu.
L’auteur intro­duit ce concept dans les par­cours que suivent ses per­son­nages, les kar­ma­cha­ris ayant pour but final d’aller vers la Porte, le but ultime. Il met en scène, ins­pi­rée par une vision orien­tale, une lutte mil­lé­naire entre anges et démons, une lutte vue par les acteurs de cette guerre sans fin, par ceux qui sont sur ce par­cours dont l’accès à la Porte semble s’éloigner de plus en plus.

Les kar­ma­cha­ris doivent pro­té­ger les êtres qui peuplent la Terre et les pla­nètes colo­ni­sées. Les rak­chas sont les créa­tures du sou­ve­rain des abîmes mis­sion­nés pour entraî­ner l’humanité à sa perte.
L’action s’ouvre à Vienne où un petit homme maigre, avec une fine mous­tache échappe par deux fois à des agres­sions grâce à une mys­té­rieuse inter­ven­tion, celle d’Alyane, une kar­ma­chari. Cepen­dant, celle-ci ne com­prend pas pour­quoi elle a dû sau­ver la vie d’Adolph Hit­ler que les rak­chas avaient prévu d’éliminer entre le 16 et le 22 décembre 1910. Pour­quoi les Sei­gneurs du Karma l’ont-ils chargé de le pro­té­ger alors que la mort anti­ci­pée du dic­ta­teur aurait épar­gné des dizaines de mil­lions de vie ?
Abu, un jeune pay­san des rives entre le Tigre et l’Euphrate a été enrôlé dans l’armée baby­lo­nienne qui assiège Jéru­sa­lem. Le siège s’éternise et les sol­dats tuent le temps en jouant aux dés ou en allant lor­gner du côté de l’enclos où sont enchaî­nées les femmes juives cap­tu­rées. L’une d’elle regarde Abu avec une étrange insis­tance. Celui-ci s’interpose quand un colosse veut la vio­ler. Il est assommé. Quand il revient à lui, il est cru­ci­fié comme tous les hommes pré­sents dans l’enclos. La jeune juive vient le voir. Bien que par­ta­geant la couche du géné­ral elle n’a pu empê­cher son sup­plice mais lui pro­met qu’ils se rever­ront, elle aura bien­tôt fini sa mis­sion.
Lumik est un cio­dra de cin­quième rang qui met un point d’honneur à don­ner, à ceux qui partent en mis­sion, les mon­naies et pièces d’identité tout à fait conformes à celles en usages à l’époque où ils sont pro­je­tés. Mais, depuis quelques temps, il s’interroge quant au fonc­tion­ne­ment du sys­tème. Sans le savoir il éprouve les mêmes doutes qu’Alyane quant aux déci­sions prises par les Sages. Que se passe-t-il aux plus hauts niveaux ? Pour­quoi ces remises en cause de déci­sions accep­tées aveu­gle­ment jusqu’à maintenant ?

L’intrigue prend place dans une société dic­ta­to­riale où domine un noyau de Sages omni­po­tents qui exigent d’être obéi aveu­glé­ment. Mais il fait la part belle à l’individu, voire à l’individualisme au sein de cette com­mu­nauté à la hié­rar­chie ver­rouillée. Il réus­sit à don­ner une cré­di­bi­lité à une sin­gu­la­rité selon laquelle seul un groupe obtient des résul­tats avec l’addition des forces, mais sans une obéis­sance aveugle, sans une totale dis­pa­ri­tion de la réflexion. Bor­dage explore ainsi, avec ces “voya­geurs tem­po­rels”, nombre de socié­tés, de civi­li­sa­tions de la pré­his­toire à des futurs loin­tains en pas­sant par des époques proches de la nôtre. Il déve­loppe des muta­tions pos­sibles compte-tenu de la situa­tion actuelle.
S’il sème nombre de réflexions méta­phy­siques au cours du récit, il anime une intrigue rele­vée où actions, péri­pé­ties et rebon­dis­se­ments ne sont pas en reste.

Dans ce récit, d’une grande pro­fon­deur, Pierre Bor­dage inter­roge sur l’avenir de l’humanité, sur sa sur­vie tout en fai­sant l’apologie de sa rage de vivre, de se repro­duire dans des situa­tions déses­pé­rées. Il joue avec des hypo­thèses, il hasarde des situa­tions, fai­sant révé­ler, par exemple, que les évé­ne­ments auraient été encore bien pires si Hit­ler avait été assas­siné en 1910. Mais il montre tous les dégâts que les reli­gions et les reli­gieux ont pu cau­ser depuis la nuit des temps. Effroyable !
Avec ce nou­veau livre, empreint d’humanité et de spi­ri­tua­lité, Pierre Bor­dage signe une belle his­toire avec une intrigue sub­tile qui inter­pelle tant elle prend en compte toutes les facettes de l’être humain.

serge per­raud

Pierre Bor­dage, inKAR­MA­tions, Édi­tions Leha, sep­tembre 2019, 456 p. – 22,00 €.

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Filed under Pôle noir / Thriller

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