L’histoire du mythique gorille américain est plus que connue : elle est un topos fondamental de la conscience cinématographique mondiale. On peut la résumer en trois temps :
1– Alors qu’une grave crise économique déchire l’Amérique, Carl Denham un réalisateur de documentaires animaliers fait route vers l’ouest de Sumatra où un singe colossal, nommé King, est vénéré par les habitants de Skull Island (l’île du crâne). Une jeune femme blonde accompagne l’équipe hollywoodienne afin d’appâter la Bête en jouant le rôle de la belle.
2– Le stratagème fonctionne à merveille, le singe en adoration devant l’actrice étant capturé alors qu’il s’approche d’Ann Darrow offerte en sacrifice par les indigènes.
3– Exhibé à New York comme une bête de crique (« la huitième merveille du monde »), Kong se libère de ses chaînes alors que les flashes des photographes le mitraillant aux côtés d’Ann lui font croire qu’elle est en danger. Il grimpe au sommet de l’Empire State Building (à l’époque le plus haut gratte-ciel du monde, le symbole des Etats-Unis) avec la Belle avant d’être abattu par des avions de chasse.
Le film marquera nombre de spectateurs à la fois par son esthétisme (magnifique noir et blanc des images qu’on croirait tirées des gravures d’un Gustave Doré), son onirisme (renforcé par les trucages du réalisateur) et son érotisme. C’est la première fois, dans les années 30 ravagées par la récession économique, qu’un mythe fantastique est issu non de la littérature (qui a déjà produit deux beaux exemples de créatures en marge de l’institution socio-humaine : Dracula et Frankenstein) mais du cinéma lui-même. (Pour en savoir davantage sur le King Kong de 1933, consulter King Kong Story, Paris, éditions René Chateau, 1976).
L’intérêt philosophique du film
Si l’histoire d’amour ainsi que l’incompatibilité entre un mode de vie naturel et le tumulte létal de la vie sociale sont les premières clefs patentes de l’analyse du film de Cooper et Schoedsack, l’intérêt philosophique qui se dégage de ce chef d’oeuvre dépasse de loin la dialectique sommaire de « la Belle et la Bête ». Sans aller jusqu’à voir dans la séquence finale de l’ascension du plus haut gratte-ciel new-yorkais (Comme dans son repaire dans la montagne, le monstre ne se sent en sécurité qu’au sommet le plus haut du paysage environnant. Pari à la rescousse d’Ann, Driscoll constate : Il est sur un roc d’où toute une armée ne le délogerait pas ». Mais les avions de l’industrie humaine sont autrement dangereux que les Ptérodactyles…) un défi lancé à la face du capitalisme générant en effet à l’époque, selon la formule marxiste, ses propres « fossoyeurs », sans se contenter de pointer là simplement l’histoire d’un impossible amour — un gorille indonésien et une star américaine, tout de même… -, King Kong est un « roi nu » qui vaut surtout pour ce qu’il nous apprend sur la trame du désir.
Un désir d’autant plus violent et indomptable qu’il n’émane pas d’une culture « civilisée » du début du XXe siècle mais provient d’une civilisation primitive à jamais éloignée de nous. Dans le passage de l’une à l’autre se joue la métamorphose d’un Kong devenu King pour peu de temps, dieu sur Terre transformé par la bêtise humaine en un monstre terrifiant et destructeur dans les airs. Le prix à payer peut-être (car tout s’achète dans cette société-là) pour qui veut se perdre dans le jouissif septième ciel ? Rappelons qu’à l’origine du drame, pendant du désir du cinéaste : ramener aux américains un film-force sur le dieu-roi Kong, Ann est kidnappée au cours d’une nuit sur le bateau par les membres de la tribu afin d’ être sacrifié sacrifiée au gorille géant. Qui eût pu prévoir alors que le quadrumane tomberait illico presto amoureux de la belle bonde ? Première réaction étonnante : non seulement l’animal ne consomme pas sur place comme il en a l’habitude sa proie sacrificielle, mais il l’emporte avec lui au coeur de la jungle, tout en la protégeant de dinosaures à l’appétit ostensible. Seconde réaction étonnante : au lieu de se réjouir de l’attention attendrissante du monstre envers leur compagne, qu’il entend visiblement secourir, les hommes du bateau se précipitent sur ses traces pour le traquer.
Le quartier-maître Jack Driscoll sauvant la Belle, le réalisateur décide d’exploiter l’amour que voue le gorille à Ann : l’usage des bombes à gaz suffoquant suffira à endormir sa carcasse comme la présence de l’actrice, sa méfiance. Parce qu’elle aime la jeune femme au point de se refuser à la consommer, la créature mourra loin de son île. Comme l’indique en une formule lapidaire fleurant bon son pesant de colonialisme suranné le capitaine Denham : « Il a toujours régné sur son monde, nous lui apprendrons la peur. » La peur (réflexe naturel ou résultat d’un apprentissage ? telle est aussi la question que pose ce film), Kong l’apprendra en effet. En définitive, moins parce qu’il aurait peur pour lui (l’instinct de conservation ne (se) réfléchit pas) que parce qu’il a peur pour un être dont la couleur de la peau et des cheveux diffère des habitants habituels de Skull Island. Non, le gorille géant n‘est pas un rustre, c’est un animal curieux qui veut en savoir plus : il meurt précisément au nom de son attirance inédite pour une jeune femme naïve, aussi innocente– au sens propre — que lui somme toute.
En ce sens King Kong illustre à merveille la dimension platonique de la relation tératophilique qui unit le monstre et l’être humain. Mais le roi de l’île du Crâne peut-il prétendre aimer la reine de New York ? le passage d’une jungle infestée de sauriens menaçants à une jungle d’individus agressifs et hurlant ne permet pas de répondre à cette question. Décidément, les communautés en lice ne prisent guère l’intrusion d’éléments allogènes dans leur cercle : les bêtes sauvages ne voient en Ann qu’un sandwich inespéré, les new-yorkais ne regardent le gorille que sous l’angle d’un divertissement spectaculaire. Il faudra la magie du septième art pour que, système de transparences et de juxtaposition d‘images aidant, l’être humain et la créatures se rencontrent enfin (Notons au passage que Willis O’Brien invente avec ce film les effets spéciaux permettant la mise en mouvement des créatures extraordinaires qui peuplent l’univers de King Kong. Il faudra ensuite attendre l’arrivée de l’ordinateur et des images de synthèse pour rivaliser avec une telle imagerie, l’atmosphère onirique malheureusement en moins.)
Encore cette rencontre tant attendue n’intervient-elle en vérité qu’à l’occasion de la mort du gorille géant : touché par les avions mitrailleurs, Kong chute mortellement sur le macadam de Lexington Avenue ( Sombre albatros mastodonte, Kong est ainsi écrasé symboliquement de la même manière qu’il a écrasé physiquement deux indigènes dans la boue lorsqu’il fait irruption dans le village pour récupérer Ann. Que le béton des villes remplace la terre des campagnes n’adoucit pas le trépas. CQFD) ; alors qu’il s’éteint, son corps passe pour la seule et dernière fois au premier plan, Ann pleurant … Empreint d’un racisme colonialiste désuet(que Denham justifie par l’aphorisme suivant, lancé devant le public new-yorkais réuni pour la première du spectacle : « Voir, c’est comprendre ! ». Pour information, Cooper a eu l’idée du film suite à sa rencontre avec W.Douglas Burden qui ramenait d’une expédition sur une île d’Extrême-Orient le plus grand reptile vivant jamais trouvé, le dragon Komodo (informations Bonus Montparnasse vidéo) et d’une misogynie critique, ce film ne saurait donc être réduit à la morale officielle qu’énonce Denham in fine : “Ce ne sont pas les avions. C’est la Belle qui a tué la Bête.” (it wasn’t the airplanes. It was Beauty that killed the Beast !) ( Autre variante : « King Kong serait toujours en liberté s’il n’avait pas poursuivi la Belle »).
Reconnaissons toutefois que l’ingénue Fay Wray, actrice jouant l’actrice, a une influence déterminante sur le monstre — qui ne s’avère paradoxalement pas si monstrueux que cela ! Que penser en effet d’un gorille capable de sentiments et de respect tandis que surgissent dans son biotope des hommes dénués de tous sens moral ne songeant qu’au profit et au spectacle qu’ils retireront du singe promené sur Broadway ? Loin de se résumer à une créature maléfique détruisant tout sur son passage (Denham le définit au cours du voyage aller sur le bateau de la manière suivante : « ce n’est ni une bête ni un homme, mais une puissance terrifiante »), Kong, dès qu’il quitte son île, est déraciné, voué à la mort prochaine. Etonnante leçon de tolérance quand on s’y arrête, King Kong nous apprend que chaque être qui pénètre un ordre environnemental qui lui échappe est toujours indexé d’un coefficient parasitaire élevé : sur ce plan-là tout du moins la différence entre le gorille et les hommes est insignifiante, n’en déplaise aux visions anthropocentristes toutes chapelles confondues. De fait, le passage dramatique de la scène sur l’Empire State Building nous montre (à noter que le progrès doit être vecteur d’enseignement et donner des ailes puisque Kong escalade l’immeuble sur le champ, à peine libéré de ses chaînes, alors qui n’a jamais songé à s’agripper à la muraille de son île…), portrait de ce dont nous provenons, un animal sauvage abattu par la cupidité d’hommes civilisés, perplexe miroir que le cinéma tend aux temps modernes… C’est que la transition entre l’état de nature et l’état civilisé, pour ne pas dire : l’Etat tout court, ne peut s’accomplir sans sacrifices ni dégâts considérables.
La première porte ou le Désir captif
Premier film de l’histoire du cinéma à regorger d’effet spéciaux en tous genres, premier film de « monstre », King Kong continue d’influencer toutes les oeuvres aujourd’hui régies par l’animatronique et les images de synthèse. Ainsi dans Jurrassic Park, la porte qui mène au parc ressemble-t-elle en tous point à celle des indigènes se découpant dans le mur encerclant le village dans le film de 1933 : il est vrai qu’à chaque fois on trouve derrière chacune de ces portes des créatures mythiques et oubliées… Point n’est besoin d’insister ici sur la métaphore de la porte, frontière idéale entre le dedans et le dehors, entre moi et l’autre, entre le conscient et l’inconscient, mais on rappellera qu’en ce lieu où nichent nos phantasmes les plus exacerbés comme les plus bestiaux (qui ne se souvient du fameux interdit freudien de Barbe-Bleue ?) s’origine la violence qui, aujourd’hui encore, se dégage du film de Cooper et Schoedsack. Il a fallu tout le ramollissement d’une censure américaine impitoyable (l’ouverture de la porte, le lever de rideau de la censure freudienne par l’entremise de rêve ?) pour que chacun puisse de nos jours contempler le gorille en train de déguster les individu qui ont le malheur de croiser sa route, tel le dieu grec Cronos dévorant ses enfants.
Dès le débarquement américain sur l’île indonésienne, le temps de l’animalité est compté. Cette violence, on l’a indiqué plus haut, est en grande partie, pensons-nous, celle du désir. Les travaux de Wilhem Reich ont bien montré, notamment dans Psychologie de masse du fascisme (Petite Bibliothèque Payot) comment l’énergie sexuelle est susceptible d’être canalisée et déversée vers des moyens substitutifs de satisfaction ; mais c’est au psychanalyste Manuel Periáñez (« Le rituel fracassé, ou le syndrome King-Kong » in Le Coq-héron, n° 124, 1992) qu’on doit une analyse des plus précises sur cette question philosophico-cinématographique. Réfléchissant au statut de « l’insolite » lors de séances d’analyse qu’il mène depuis plus de vingt ans, Periáñez en vient à poser que sous l’insolite se cache une vérité fondamentale : « le dérapage [est] le vrai contenu, et l’apparente transgression n’en [est] une que dans les formes ». Brisant la technique habituelle de l’analyse, le fait ou la parole insolite relèvent du transgressif en ce qu’ils imposent un désordre signifiant là où régnait auparavant un ordre procédural qu’on n’interrogeait plus. À l’instar, note le psychanalyste, de la nouvelle de Kafka Devant la Loi, « où le protagoniste n’ose franchir, sa vie durant, la porte interdite dont il apprend, à sa mort, qu’elle n’existait que justement pour qu’il la franchisse ».
Dans cette contention devant la figure paternelle de la loi, dans cet inexplicable mixte d’attraction /répulsion qui n’est pas sans rappeler certain commandement divin repose, avatar du complexe de Barbe-Bleue, le « syndrome de King-Kong » selon Periáñez. Tout tient à l’image de la porte, revenons-y. Kong s’entend bien avec les villageois car il a pour fonction de chasser les (vrais) monstres, Tyrannosaures et Ptérodactyles, qui menacent leur habitat. En échange de son travail de « nettoyage », le gorille perçoit (logique d’une économie du « potlach » non formalisé) son lot de sacrifices humains — érotisés au possible, satisfaction et jouissance virile allant sans doute de pair dans l’esprit des indigènes… Voilà pourquoi, alors même qu’ils ont dressé une palissade fortifiée pour se protéger du gorille, paroi érigée depuis la nuit des temps derrière, laquelle se trouve l’autel où sont exposées les victimes, les villageois ont rien moins que construit au milieu de celle-ci une porte facilitant l’accès à l’autel sacrificatoire ! (Pour mémoire au-dessus de ladite porte trône un gong (origine du nom de la bête ?) qui, activé, permet d’attirer le gorille).
Autant le mur paraît difficilement franchissable, autant la porte — dimensionnée s’il vous plaît en fonction de la carrure de la Bête — est facilement enfonçable ! Bref, les insulaires se défendent du monstre par la grâce d’un système qu’ils prennent bien soin d’affaiblir. Comment dire autrement que les villageois « désirent » malgré eux que Kong pénètre un jour dans l’arène censément protégée, pour expier une culpabilité profondément enfoui dans leur inconscient collectif ? Plus sage qu’une image, le gorille ne défonce pas les portes quasi ouvertes, ce qui fait dire à Periáñez : « Mais qui est donc ce monstre de discipline ? la Mère archaïque ? le Père totémique ? les pulsions du Ça ? le Surmoi divinisé ? le Grand Autre ? l’Inconscient au complet ? ». C’est que, via les sacrifices rituels, ces hommes éliminent en fait de la communauté les individus qui les dérangent, parfaits boucs-émissaires. Un rituel auquel les techniciens américains font entorse en débarquant sur l’île et en remettant en cause sa « normalité » pour les villageois. Le remplacement des femmes toujours brunes par une femme pour une fois blonde (l’actrice capturée) ne change rien à l’affaire : une fois « fracassé », le rituel est obsolète. (Devant le producteur qui ne se cache pas pour filmer la cérémonie du sacrifice dès que la troupe débarque sur l’île, le sorcier indique : « La cérémonie est finie parce que les étrangers l’ont vue » en train de se dérouler). « C’est donc Fay Wray, en fait, le monstre, souligne Periáñez : la totale nouveauté de son altérité blondasse enfonce de solides défenses immémoriales, codées dans le roc de l’éthologique chez Kong, et déclenche la cata[strophe] passionnelle chez ce brave gorille. »
Et le psychanalyste de conclure son étude en notant que la sécurité apportée par le gorille à la jeune femme se donne comme l’emblème de la situation psychanalytique ! L’insolite de l’intrusion de l équipe cinématographique répond donc à l’insolite d’un rite inhumain ; ces deux transgressions invitent à un dépaysement psychique par quoi se dit la névrose, la culpabilité, le remords — Periáñez souligne finement qu’ « en 1938, pratiquement mourant, Freud écrit dans Résultats, Idées, Problèmes : ” Avec le névrosé on est comme dans un paysage préhistorique, par exemple dans le Jura. Les grands sauriens s’ébattent encore, et les prêles sont hautes comme des palmiers ( ?) ” (GW XVII, 151). Symbole éclatant mais que nul parmi les indigène ne perçoit, la porte de King-Kong est l’élément philosophique-clef du film : indice archéologique du soubassement du psychisme, de l’infinité duplice du Désir qui ne se dit qu’en ne se disant pas, qui ne se pose qu’en s’opposant, appelant une violence autre, explicite, sous laquelle dissimuler la sienne, aussi latente qu’immémoriale. Manifestation artistique de la mauvaise conscience de l’Amérique (nation réputée pour avoir chassé ses propres indigènes, les Indiens, du dedans fertile des prairies vers le dehors hostile des réserves, — également nombre de ses immigrants gênants. Voir sur ce point le superbe film de Michaël Cimino : La Porte du Paradis (dvd Fox Pathé Europa, août 2001) qui retrace l’histoire vraie de la bataille de Johnson County, dans le Wyoming au cours de laquelle des mercenaires engagés par de riches propriétaires soutenus par le gouvernement assassinent 125 immigrant) King Kong, media d’expression novateur, exhume le primitif refoulé, met au jour l’ancien oublié.
Un message tout autant archéologique qu’anthropologique dans la mesure où cette in-quiétude eu égard au dénié ne vise qu’à expliciter que, brunes ou blondes, indonésiennes ou américaines, indigènes ou pop star avant l’heure, toutes les femmes se valent. Qu’on ne doit, ni au nom du Désir ni au nom du conformisme, les consommer en les instrumentalisant ou en les chosifiant. C’est parce que la Belle est (aussi) la Bête que King Kong mérite d’être revu et repensé. Moins comme une illustration du complexe de castration ou de la théorie du fétichisme que comme un hymne à l’égalité fraternelle de tous les hommes (On en a d’ailleurs un exemple lorsque, Ann ramenée au village par Driscoll, Kong revient dévaster le village : les Américains et les Indonésiens s’unissent alors spontanément pour la première fois face au danger afin de consolider la porte sur le point de rompre).
fréderic grolleau
King Kong Montparnasse éditions octobre 2001 Film américain de Merian C. Cooper & Ernest B. Schoedsack (1933) Scénario : M. C Cooper, James A. Creelman, Ruth Rose, d’après une idée d’Edgar Wallace Acteurs : Fay Wray, Robert Amstrong, Bruce Cabot, Margaret Sheridan, Ken Tobey, Robert Cornthwaite Photographie : Eddie Libden, J.O Taylor, Vernon Walker Décor : Willis O’Brien, Carroll Clark, Al Herman. Musique : Max Steiner. Montage : Ted Cheeseman Productions : R.K.O. |