Barbara Abel, La Mort en écho

Une tra­gé­die fami­liale à la construc­tion impla­cable, éri­gée en thril­ler psy­cho­lo­gique grâce à de sub­tils effets d’attente hau­te­ment maîtrisés

Cela com­mence par une conver­sa­tion télé­pho­nique entre une cer­taine Marie et sa fille. On devine les pro­pos inquiets de celle-ci à trra­vers les paroles de Marie… laquelle reçoit bien­tôt un visi­teur, à une heure indue. Échanges vifs, puis départ pré­ci­pité… Voilà un “pro­logue” en bonne et due forme, qui ne s’annonce pas comme tel mais que l’on sait conte­nir l’élément fon­da­teur du récit à venir — cette clef qui d’ordinaire ne joue conve­na­ble­ment dans la ser­rure qu’à la toute fin. Après ces quelques pages toutes char­gées de ten­sion, c’est “Manon” qui prend la parole : elle se pré­sente au lec­teur comme si elle lui par­lait de vive voix : Bon­jour. Je m’appelle Manon. Puis elle déclare qu’elle va racon­ter son his­toire, com­ment sa vie tran­quille, tout droit issue de son enfance heu­reuse a bas­culé dans l’horreur quatre ans aupa­ra­vant…
À la suite de Manon, on découvre Made­leine. Et Marie. Le jour­nal intime de Made­leine, la lettre-confession de Marie, les sou­ve­nirs de Manon. Ce sont pas moins de trois voix qui, suc­ces­si­ve­ment et en alter­nance, par petits cha­pitres courts, tissent le maillage de ce roman. Trois femmes que le pré­nom à l’initiale iden­tique achève de lier, elles qu’unissent déjà des liens de sang — expres­sion à ne pas entendre à son strict sens familial…

Manon vient d’aménager avec Théo, son com­pa­gnon depuis trois ans, dans un nou­vel appar­te­ment. La ziza­nie s’installe entre eux peu après que Nino, leur nou­veau voi­sin, a com­mencé de s’immiscer dans leur inti­mité. Made­leine, elle, livre à son jour­nal intime le drame qu’elle a vécu dans les années trente : un amour contra­rié, un mariage forcé pour cause de gros­sesse. Quant à Marie, elle écrit à sa fille Manon une très longue lettre dans laquelle elle lui dévoile bien des secrets insoup­çon­nés. Le lien entre ces trois femmes : une mai­son, “Les Che­mi­nots”. Made­leine l’a habi­tée, Marie et son époux l’ont ache­tée dans les années 60, Manon et sa sœur Émi­lie y ont grandi et passé une enfance heu­reuse, hélas enta­chée par la mort bru­tale de leur père.

Jeune couple en état de ten­sion quasi per­ma­nente, vieilles his­toires de mariages for­cés, d’enfants illé­gi­times et d’adultères avec pour consé­quences quelques cadavres dans les pla­cards ver­rouillés des mémoires — le tout resur­gis­sant bribes à bribes jusqu’au gey­ser final… Rien que de très clas­sique en termes de res­sorts d’intrigue. Clas­sique aussi, cette struc­ture en flash-back, où l’on est convié à suivre des évé­ne­ments sur­ve­nus il y a quatre ans. Il faut bien sûr sou­li­gner com­bien la nar­ra­tion est ici maî­tri­sée, com­bien les fils du récit ne se nouent que petit à petit, insen­si­ble­ment. Mais le grand art de Bar­bara Abel est d’avoir su don­ner à cha­cune de ses nar­ra­trices une voix propre, qui affirme sa sin­gu­la­rité psy­cho­lo­gique au-delà de la spé­ci­fi­cité de son his­toire personnelle.

On a d’abord l’impression d’écouter trois récits dis­tincts, que l’on subo­dore devoir se rejoindre à un moment du seul fait de leur jux­ta­po­si­tion dans un même livre, mais ce que le texte révèle de ces liens n’apparaît que très pro­gres­si­ve­ment et, en cela, l’architecture nar­ra­tive est par­faite, cal­cu­lée au plus serré pour que cha­cune des trois his­toires sus­cite par elle-même un effet d’attente aussi puis­sant que celui généré par le mys­tère qui les lie — le nœud axial du roman. Le sus­pense est mul­tiple, et ménagé avec une extrême habi­leté.
Avec, en guise de dénoue­ment, des vies bri­sées pour solde de tout compte, et l’ombre vague dans les der­nières lignes écrites par Manon d’une pos­sible catas­trophe à venir — on sait com­bien l’Histoire, aussi bien que les his­toires, n’est jamais que recom­men­ce­ments suc­ces­sifs… — La Mort en écho est un atroce drame fami­lial autant que pas­sion­nel, admi­ra­ble­ment construit et sur lequel pèse, comme dans les tra­gé­dies, la chape plom­bée de la destinée.

isa­belle roche

Bar­bara Abel, La Mort en écho, édi­tions du Masque, avril 2006, 303 p. — 17,00 €.

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