Une tragédie familiale à la construction implacable, érigée en thriller psychologique grâce à de subtils effets d’attente hautement maîtrisés
Cela commence par une conversation téléphonique entre une certaine Marie et sa fille. On devine les propos inquiets de celle-ci à trravers les paroles de Marie… laquelle reçoit bientôt un visiteur, à une heure indue. Échanges vifs, puis départ précipité… Voilà un “prologue” en bonne et due forme, qui ne s’annonce pas comme tel mais que l’on sait contenir l’élément fondateur du récit à venir — cette clef qui d’ordinaire ne joue convenablement dans la serrure qu’à la toute fin. Après ces quelques pages toutes chargées de tension, c’est “Manon” qui prend la parole : elle se présente au lecteur comme si elle lui parlait de vive voix : Bonjour. Je m’appelle Manon. Puis elle déclare qu’elle va raconter son histoire, comment sa vie tranquille, tout droit issue de son enfance heureuse a basculé dans l’horreur quatre ans auparavant…
À la suite de Manon, on découvre Madeleine. Et Marie. Le journal intime de Madeleine, la lettre-confession de Marie, les souvenirs de Manon. Ce sont pas moins de trois voix qui, successivement et en alternance, par petits chapitres courts, tissent le maillage de ce roman. Trois femmes que le prénom à l’initiale identique achève de lier, elles qu’unissent déjà des liens de sang — expression à ne pas entendre à son strict sens familial…
Manon vient d’aménager avec Théo, son compagnon depuis trois ans, dans un nouvel appartement. La zizanie s’installe entre eux peu après que Nino, leur nouveau voisin, a commencé de s’immiscer dans leur intimité. Madeleine, elle, livre à son journal intime le drame qu’elle a vécu dans les années trente : un amour contrarié, un mariage forcé pour cause de grossesse. Quant à Marie, elle écrit à sa fille Manon une très longue lettre dans laquelle elle lui dévoile bien des secrets insoupçonnés. Le lien entre ces trois femmes : une maison, “Les Cheminots”. Madeleine l’a habitée, Marie et son époux l’ont achetée dans les années 60, Manon et sa sœur Émilie y ont grandi et passé une enfance heureuse, hélas entachée par la mort brutale de leur père.
Jeune couple en état de tension quasi permanente, vieilles histoires de mariages forcés, d’enfants illégitimes et d’adultères avec pour conséquences quelques cadavres dans les placards verrouillés des mémoires — le tout resurgissant bribes à bribes jusqu’au geyser final… Rien que de très classique en termes de ressorts d’intrigue. Classique aussi, cette structure en flash-back, où l’on est convié à suivre des événements survenus il y a quatre ans. Il faut bien sûr souligner combien la narration est ici maîtrisée, combien les fils du récit ne se nouent que petit à petit, insensiblement. Mais le grand art de Barbara Abel est d’avoir su donner à chacune de ses narratrices une voix propre, qui affirme sa singularité psychologique au-delà de la spécificité de son histoire personnelle.
On a d’abord l’impression d’écouter trois récits distincts, que l’on subodore devoir se rejoindre à un moment du seul fait de leur juxtaposition dans un même livre, mais ce que le texte révèle de ces liens n’apparaît que très progressivement et, en cela, l’architecture narrative est parfaite, calculée au plus serré pour que chacune des trois histoires suscite par elle-même un effet d’attente aussi puissant que celui généré par le mystère qui les lie — le nœud axial du roman. Le suspense est multiple, et ménagé avec une extrême habileté.
Avec, en guise de dénouement, des vies brisées pour solde de tout compte, et l’ombre vague dans les dernières lignes écrites par Manon d’une possible catastrophe à venir — on sait combien l’Histoire, aussi bien que les histoires, n’est jamais que recommencements successifs… — La Mort en écho est un atroce drame familial autant que passionnel, admirablement construit et sur lequel pèse, comme dans les tragédies, la chape plombée de la destinée.
isabelle roche
Barbara Abel, La Mort en écho, éditions du Masque, avril 2006, 303 p. — 17,00 €. |