Le photographe Sebastiao Salgado est un des créateurs majeurs de cet art. L’inspiration prend corps indieusement dans son enfance où le futur créateur est fasciné par le ciel et la lumière, entre autres lorsque les “merveilleux nuages” (Baudelaire) annonciateurs de pluie arrivent sur la ferme familiale dans une région de collines du Brésil.
Assez vite, le photographe part en France pour une thèse en économie. Sa femme qui étudie aux Beaux Arts de Paris achète une caméra Pentax pour faire des photographies d’architecture et pour la première fois Salgado regarde à travers un viseur : c’est pour lui une révélation.
Salgado découvre ce qu’il avait en lui. Il va pourtant à Londres afin de suivre des projets pour les producteurs de café qui lui font traverser le monde (Amérique du Sud, Afrique, Extrême Orient). Mais il retourne en France pour se lancer véritablement dans la photo d’art et le photojournalisme.
Il travaille d’abord pour le groupe Bayard-Presse (entre autres “La Vie Catholique”) où il photographie le réel d’abord en France puis au Sahel en 1973 afin de constater les premiers dégâts du changement climatique. Il rentre chez Sygma avant de redevenir indépendant et rejoindre Gamma où il travaille entre autres sur la Révolution des oeillets au Portugal ou les travailleurs noirs en Afrique du Sud. Il est publié par Times et rejoint l’agence Magnum.
Le voyage est au centre de son travail. Mais, surtout intéressé par l’Afrique, il approfondit par ses périples sa vision des “workers” (les proléraires) auxquels il consacre sa série “La main de l’homme” sur la fin de la première révolution industrielle. Il illustre comment l’arrivée des technologies nouvelles transforme les travailleurs et les déplace en de nouveaus lieux de production induits par la globalisation naissante.
Il aligne des informations nourries par sa culture première et ses connaissances et fait de chaque prise ce qu’il nomme une “mémoire” dont la force poétique est indéniable.
Salgado photographie l’humain en solidarité avec lui quel qu’il soit et n’importe. Il ne cesse de quitter ce qu’il nomme sa “base de confort” afin de s’intégrer au sein de différentes communautés. Chaque série naît souvent d’une autre chez celui qui se reconnaît comme un émigré capable de s’ouvrir à “l’âme” de celui qu’il photographie comme dans “Portraits des enfants de l’exode”.
Il a travaillé beaucoup en couleurs pour les agences qu’il a rejoint mais son travail plus personnel et depuis 1987 se fait en noir et blanc pour donner l’expression réelle des êtres humains. L’artiste mêle argentique et numérique pour ne négliger aucune technique afin d’être au plus près de ce qu’il veut obtenir. Il lui a fallu du temps pour s’adapter au digital mais cela lui a permis de lier les deux techniques et il a d’ailleurs aidé Canon à créer de nouveaux appareils.
Le photographe a fini par créer sa propre agence pour améliorer son travail grâce à une équipe aussi proche de lui que diversifiée : des hommes de brousse aux assistants techniques. Les photos éditées aujourd’hui datent parfois de plus de trente ans au fil de la réorganisation de diverses genèses qui restent encore inédites (comme sur la percée du tunnel sur la Manche ou Beaubourg par exemple).
A 75 ans, Sebatiao Salgado demeure sur la brèche et donne à la photographie un “visage” très particulier. Ses clichés sont devenus très souvent — et non sans raison — des chefs-d’oeuvres de l’histoire de l’art et de l’humanité. L’artiste s’y veut moins militant que “animal politique” comme il l’écrit et créateur de ce qu’il nomme “une forme de vie” pour montrer les sociétés telles qu’elles sont et deviennent.
L’objectif implicite est de redonner aux êtres et à la terre un sens. Et parce que notre futur est de plus en plus provisoire et dérisoire, le travail du créateur se frotte de plus en plus à des “lambeaux” du passé qu’il a enregistrés mais pour porter vers une sorte d’utopie de la vision. D’où la nécessité de cet échange entre l’image et le monde ainsi que l’intensité d’une attention donnée à l’espace par ce qui devient une “méthode” paradoxale de construction du réel.
Surgissent une affirmation déchirée, une inquiétude infinie en une réserve de vie mais aussi de vide. C’est pour Salgado le pouvoir propre à l’art de créer du « beau » en se maintenant perpétuellement en défaut de ce qu’il suggère. Salgado montre ce qu’il en est de l’être ou du monde. « Tu veux te et le regarder, vois donc ça » semble-t-il nous dire afin que le voyeur dépose son regard mais pas comme on dépose des armes. Il s’agit de se rebeller face à certains états de faits.
Demeurent peu de pratiques aussi fortes et capables de traduire sinon une déshumanisation du moins une précarité de l’être. Tout cela n’est pas sans rappeler, sur un autre registre, l’œuvre terminale de Beckett, à laquelle Salgado donne une sorte de continuité. On se souvient du dernier texte de l’auteur : « folie vu tout ce ceci — / là -/ là-bas — / à peine — / loin de là-bas — / à peine — / loin là là-bas à peine quoi — ».
Par le blanc et le noir, la matière et le vide l’artiste tente de circonscrire des visibilités perdues ou enfouies entre la matière et l’image, entre le réel et l’indiscernable. L’oeuvre représente une brèche qui ouvre le monde par approfondissement de ses pans soudain écartés. L’art provoque ainsi coupure et rétention mais aussi l’explosion et l’élargissement.
Tout nous retient, tout nous échappe : à notre tour nous sommes seuls dans une inavouable communauté en mutation ou en perdition dont nous devenons partie prenante. La lucidité et la poésie de Salagado sont là pour nous réveiller loin des conditionnements conformes au marché et à un consensus plus que délétère.
jean-paul gavard-perret
Sebastiao Salgado, Déclarations, Musée de l’homme, Paris, jusqu’au 11 novembre 2019.
Les photos en noir et blanc de l’humain comme de l’inhumain dans les mines d’or du Brésil… aucun consensus comme tu dis, mais toujours un point de lumière dans le noir.