Anne Parian, Les granules bleus

Entre poi­son et artifice

Le roman d’Anne Parian cap­tive par la mise en abyme de ce  qu’il cache et recèle. Poussé à ce point, l’art cor­res­pond à la défi­ni­tion que Beckett en donne : “il y a une zone dans l’esprit humain qui ne peut être atteint que par lui”. C’est là le para­doxe d’un roman qui per­fore les poches d’ombres en les ouvrant, ou plu­tôt leur donne une pro­fon­deur accrue afin que soit plus lourde encore la double ques­tion qu’introduit le lan­gage lui-même : le silence au fond de qui ? Au fond de quoi ?
Cette his­toire de gra­nules, de cet homme qui les donne si natu­rel­le­ment à la  la nar­ra­trice — si bien qu’elle ne s’interroge pas et qu’elle ne pense même pas à lui deman­der com­ment ça marche —  sug­gère la pré­ca­rité de la vie et de la lit­té­ra­ture, sa fra­gi­lité. Et la force d’une telle fic­tion tient à ce que les gra­nules font. Ce sont des par­ti­cules anti-limaces à dis­per­ser dans un jar­din pour en venir à bout. Mais pour Anne Parian, un seul sachet de celles-ci aura eu pour effet ce livre : une drôle de médi­ta­tion poé­tique sur des objets inat­ten­dus, entre poi­son et artifice.

La nar­ra­trice parle de ses gra­nules et s’adresse même à l’un d’entre eux. Si bien que le lec­teur, envoûté, suit le récit absurde et inquié­tant de la nar­ra­trice. Il découvre un monde de « Bave, colle et larmes ».  Et cet objet devient celui du livre. Il  per­met de s’interroger sur ce que la lit­té­ra­ture pro­duit mys­té­rieu­se­ment —  par la force des gra­nules et des limaces de tra­hi­son — de mort, et de beauté
Le livre bref et intense montre ce qu’il en est de nous et que nous igno­rons. Au sein même de la bles­sure, il n’inscrit pas une cou­pure mais le fran­chis­se­ment. Il ren­verse la pro­blé­ma­tique habi­tuelle du seuil de l’image, là où sou­vent on accom­plit non un pas au-delà mais en deçà. Il en appelle à l’abandon, au dépouille­ment extrême. Et c’est peut-être parce qu’il en est ori­gi­naire que la notion de baroque lit­té­raire (évo­quée ici avec sim­pli­cité) garde son sens. Nous tom­bons de notre décor dans un autre.

En ce trans­fert existe un pas de deux. Il nous pousse vers quelque chose d’autre : une tra­ver­sée. Avec la nar­ra­trice nous pas­sons insen­si­ble­ment là où tout sem­blait au-dessus de nos forces et de notre peur. C’est pour­quoi, dans une telle œuvre, la fron­tière n’existe plus entre le dehors et de dedans.
Le dedans en sa résis­tance ronge mais aussi fait recu­ler le dehors vers la ligne d’un hori­zon par défi­ni­tion inatteignable.

jean-paul gavard-perret

Anne Parian, Les gra­nules bleus, P.O.L édi­tions, 2019, 96 p. — 12,50 €.

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