La politique considérée comme souci est la politique telle qu’elle doit et aurait dû être considérée. Elle est donc ce rapport à la cité tel qu’on a oublié de le considérer. C’est pourquoi Pierre Boutang a entrepris cet examen de la politique, dont l’objet est de restaurer une mesure qui en soit une vérité et une marque d’autonomie.
Le propos introductif situe cette entreprise dans l’histoire de la connaissance, et par là, justifie la quête d’un savoir de l’homme fondateur de la politique. Il y a eu, au cours des vingt-trois derniers siècles, deux façons d’appréhender la connaissance. La première, celle des Grecs et des renaissants, la recherchait comme une vérité inscrite dans un ordre ontologique duquel elle participait, quelle qu’elle fût. La seconde, sous l’influence du cartésianisme, qui pose la question de l’ordre de l’enquête comme moyen de connaissance, fit de la vérité le résultat d’une méthode visant à établir l’objectivité.
Jusqu’à l’époque où écrit l’auteur, ces deux façons de fonder le savoir avaient ceci de commun qu’elles ne requéraient pas du chercheur qu’il justifiât sa recherche. Mais une contrainte nouvelle pèse sur lui : qu’il la justifie. Le vingtième siècle, en reniant la cohésion des sciences, lui a contesté le pouvoir et le droit de fonder une politique sur la connaissance de l’homme.
C’est contre ce reniement que Pierre Boutang s’est livré à l’examen du rapport actuel qui nous portait à la politique, et de ce qui devait en constituer une vérité stable, conforme à l’exigence d’une consistance de l’être, ces deux soucis ayant été disjoints depuis les cinq derniers siècles de la modernité. L’intuition maîtresse que suit Pierre Boutang est ainsi, contre l’esprit de la modernité, de trouver une vérité qui ne dépende pas de la volonté des hommes.
C’est contre ce reniement que Pierre Boutang s’est livré à l’examen du rapport actuel qui nous portait à la politique, et de ce qui devait en constituer une vérité stable, conforme à l’exigence d’une consistance de l’être, ces deux soucis ayant été disjoints depuis les cinq derniers siècles de la modernité. L’intuition maîtresse que suit Pierre Boutang est ainsi, contre l’esprit de la modernité, de trouver une vérité qui ne dépende pas de la volonté des hommes.
L’importance du rapport au père, comme fait originel ordonnateur du rapport à la communauté en ceci qu’il nous est donné et absolu, se trouve mentionnée dès les premières pages qui justifient cette recherche de transcendance. Ce fait a été oublié, dégradé et renié par le vingtième siècle. Cette perte de l’absolu, qui se traduit par le conflit de ceux qui choisissent abstraitement de suivre tels et tels principes indépendamment de l’essence du politique, et ceux qui les renient en bloc, permettait de justifier l’objet de cette recherche pour lui-même et de le formuler ainsi : « […] il doit y avoir une forme terrestre, une condition de l’homme qui mesure le jugement politique. »
La justification des moyens par les fins n’ayant jamais été aussi prégnante que sous l’affrontement des deux modèles de la démocratie, leur critique est devenue impossible. Ce livre a pour objet de retrouver une mesure et une vérité « dans un ordre où l’homme échappe de plus en plus à l’homme. » Il est la première partie d’une réflexion sur la politique et sur l’Etat, dont les deux autres livres ne verront jamais le jour sous la forme annoncée par l’auteur.
La première partie est une analyse des tonalités et de l’être que recouvre le souci, comme fondement de la politique. La seconde s’attache à distinguer le souci politique des autres soucis, notamment du souci métaphysique, ce qui permet de reconnaître son autonomie.
Les premiers chapitres de la première partie sont une entrée en matière difficile, où, par une discussion d’exemples littéraires qui enveloppe le propos, l’auteur dit ce que la politique ne peut plus être : une technique, une science et une pratique, sous peine d’être méconnue et perdue. Le constat de cette méconnaissance aide, en montrant, par l’exemple du cynisme d’un Calliclès et d’un Pilate, ce à quoi confine la politique lorsqu’elle s’en détache, à définir le souci, et à le définir comme un être, ce à quoi une approche métaphysique se révèle indispensable, qui encadre et soutienne la recherche de l’être du souci et de l’homme, sans s’y substituer pour autant.
On arrive donc, face au spectacle de l’anarchie, qui est une perte de sens et de mesure, une pure contingence dans la condition humaine, à définir le souci comme une forme, dont le contenu est d’abord ignoré par le fait même de croire à une réalité politique. Le souci est l’idée d’une destinée qui puisse être manquée. En cela, il donne conscience que nous ne décidons pas de la fin de l’histoire, et pousse l’homme à se soucier de l’avenir. Et l’avenir, étant vécu comme un souci, est vécu comme un passé, dont l’imperfection nous commande d’être fondé.
Pour aborder l’avenir, rien ne manque à l’homme. Son passé lui donne le désir de faire avec un tout. Ce tout, qui est une recherche de la totalité à laquelle nous invite la prudence, première vertu liée au souci, fait passer le souci au statut de soin. Et le plaisir, qui est la restauration d’un équilibre auquel un certain défaut d’équilibre doit rester présent, confirme la relation au monde que le souci me pousse à établir. L’allégorie du jardin d’Eden vient à l’appui de cette démonstration sur l’homme, qui, d’un être, est devenu un corps, séparé de son projet, mais toujours capable de percevoir dans le monde une idée et un projet divins.
Pour aborder l’avenir, rien ne manque à l’homme. Son passé lui donne le désir de faire avec un tout. Ce tout, qui est une recherche de la totalité à laquelle nous invite la prudence, première vertu liée au souci, fait passer le souci au statut de soin. Et le plaisir, qui est la restauration d’un équilibre auquel un certain défaut d’équilibre doit rester présent, confirme la relation au monde que le souci me pousse à établir. L’allégorie du jardin d’Eden vient à l’appui de cette démonstration sur l’homme, qui, d’un être, est devenu un corps, séparé de son projet, mais toujours capable de percevoir dans le monde une idée et un projet divins.
Il faut donc à l’homme, pour affronter son souci, avoir accueilli ce qui existe avec tout ce qui le constitue : ses sentiments, ses besoins et son passé. L’essentialisme autant que l’existentialisme sont pour lui des pièges qui l’enfermeraient dans le développement du souci. Car l’être du souci n’est pas un contenu préalable qui le définirait. Il se manifeste dans la relation de l’homme à son développement même. Son essence est une interrogation sur l’être de l’homme dans la cité. Ce moi dans la cité est une situation insuffisante, mais deux absolus la dépassent : l’absolu du sentiment d’appartenance, et l’absolu du sentiment d’une relation générale.
« Simultanément, cette relation irréductiblement particulière est reconnue comme généralement politique comme exprimant un aspect de la réalité humaine ; ainsi se trouve transformée cette essence du « moi dans la cité » en une question : comment cette particularité de l’appartenance se relie-t-elle à l’exigence de mon être d’homme pour les autres et pour une cité ? Comment dois-je vivre ma relation à ma cité pour qu’elle ne « chancelle » pas, ne « glisse » pas, pour que cette existence soit selon l’être, ontos on? »
« Simultanément, cette relation irréductiblement particulière est reconnue comme généralement politique comme exprimant un aspect de la réalité humaine ; ainsi se trouve transformée cette essence du « moi dans la cité » en une question : comment cette particularité de l’appartenance se relie-t-elle à l’exigence de mon être d’homme pour les autres et pour une cité ? Comment dois-je vivre ma relation à ma cité pour qu’elle ne « chancelle » pas, ne « glisse » pas, pour que cette existence soit selon l’être, ontos on? »
La question de savoir comment notre rapport à la cité, fixé par la naissance, peut n’être pas contingent, engage donc la notion d’appartenance, laquelle n’est pensable que par la relation de l’homme à la cité qui est la sienne. Et quand cette appartenance est anéantie, les sentiments prennent le relais pour faire retrouver à l’homme son souci. En effet, le propre d’une situation humaine est d’être celle de celui qui se trouve en elle. Elle est donc un sentiment de situation avant tout.
L’analyse de la trahison est d’un précieux intérêt pour constater le caractère absolu de la relation à la communauté. En effet la trahison advient dans les associations de fait, et non pas dans les associations d’intérêt ou de volonté. « tout ce qui dégage l’homme, tout ce qui l’amène à se considérer comme séparable, comme insoucieux de la communauté de naissance peut être légitimement imputé à la trahison. » Il est dans l’essence de l’homme d’être engagé à sa communauté réelle. Tout doit être subordonné à l’appartenance à la cité. Rien ne justifie la trahison, rien ne justifie la désertion. On ne peut donc se servir de ce motif pour éliminer les adversaires de notre communauté. Si la trahison et son sentiment deviennent des instruments, la nation qui les utilise arrive au terme de son histoire.
Cet engagement absolu de l’homme dans sa cité est d’autant plus paradoxal que la volonté n’y compte pour rien. L’être de cet engagement est que j’y adhère sans le choisir, d’où l’importance de la naissance dans la nationalité. L’amour de la cité, comme l’amour du père, quand il se fonde sur la naissance, crée un devoir solidaire non du mérite, mais de l’existence même. Et le sacré devient, dans la réalité humaine, ce qui est irréductiblement lié à l’origine.
L’existence se manifeste dans le souci de notre relation à la communauté. L’être de cette relation est de ne pouvoir être « mis en question dans son existence par ceux qui la composent sans l’avoir choisie, et que leur adhésion inconditionnelle constitue dans l’aspect de leur humanité. »
Le châtiment de la trahison, par les mêmes Etats qui renient la primauté de l’appartenance par la naissance, montre que le lien politique, qui est atteint dans son fondement dans la trahison, n’est ni moral, ni opportun, mais un rapport nécessaire. A ce mouvement d’appartenance donc, se surajoute un second mouvement, celui de se dégager. Ce second mouvement renverse le rapport à la cité. Il est une revendication par laquelle un « je » s’affirme comme puissance de sécession, et exige que la cité lui soit conforme.
Ce sujet surgit de la seule tentation de trahir. Il se détache et dans le vide qu’il a fait autour de lui, restaure une mesure rationnelle, perdue dans la démesure qu’elle marque ou qu’elle tente d’ordonner. Cette mesure prend appui sur la statistique et sur l’opinion publique, son dernier objet. La constitution est la manifestation de cette recherche de perfection et de table rase exercée sur la cité lorsque, par ce renversement de mon appartenance, j’exige qu’elle me soit conforme, et la considère comme une chose quelconque.
Ce sujet surgit de la seule tentation de trahir. Il se détache et dans le vide qu’il a fait autour de lui, restaure une mesure rationnelle, perdue dans la démesure qu’elle marque ou qu’elle tente d’ordonner. Cette mesure prend appui sur la statistique et sur l’opinion publique, son dernier objet. La constitution est la manifestation de cette recherche de perfection et de table rase exercée sur la cité lorsque, par ce renversement de mon appartenance, j’exige qu’elle me soit conforme, et la considère comme une chose quelconque.
Ce mouvement est l’éveil du souci. Il succède à son sommeil, qui est le temps où l’homme ne se rend pas compte de la particularité de sa situation politique. La nostalgie est inutile. La justification de cet ouvrage trouve donc son point d’appui dans le fait de fonder, dans l’être de l’homme, l’ancienne adhérence à la cité.
Le souci politique se trouve donc défini. Mais son unité est menacée. Elle est menacée par le fait même que les hommes se trompent de questions, quand ils veulent débattre de et s’intéresser à la politique; par le fait qu’ils dissimulent la nécessité de son unité derrière une foule de problèmes dont ils remettent la résolution à l’appel à la volonté populaire, recours dont la signification témoigne, elle aussi, d’une fuite dans l’être du souci. Cette fuite se manifeste encore par le refuge dans la légalité, et par la duplicité de la notion de tragédie, domaine par rapport auquel cette seconde partie de l’ouvrage s’attache à situer le souci politique.
Le passage en revue des divers sens de cette notion pour maintenir l’unité du souci politique invite à définir, en premier lieu, le souci tragique. C’est donc aux figures mythiques de la tragédie que les premiers chapitres doivent être consacrés. La confrontation d’Ulysse et de Dionysos montre deux tonalités du souci politique, qui ne se laissent pas aller à la perte du souci, à l’éclatement de l’être. Au contraire, les figures d’Ajax et de Créon montrent une libération de la démesure, ce qui est la tragédie. La réalité humaine est donc une composition qui menace perpétuellement de se diviser. Le Philèbe de Platon permet de saisir la nature double de ce qui existe, avec la coexistence, dans l’être, de la mesure et de la démesure.
Le choix des concepts utilisés pour comprendre l’histoire a une incidence sur son développement. L’intelligence ne doit jamais cesser de redouter cette menace de la division, qui est une scission de l’être. Le souci politique apparaît légitimement comme une attention à l’indéfinie possibilité de dissolution. Ce n’est pas l’ignorance du mal qui est à craindre, mais la complicité avec nos propres abîmes, le choix du néant pour affronter le néant, la complaisance romantique pour le désespoir et le non-être.
Si donc le souci tragique n’est pas le souci politique, une même ontologie (projet d’existence) les rassemble, parce que la famille et la cité, objets respectifs de la tragédie et de la politique, vivent sous le menace de ce même risque. Hölderlin et Machiavel illustrent chacun une forme extrême du souci politique, l’un par le consentement au néant qui dévore nos éphémères mesures, l’autre par l’exaspération que suscite le spectacle de l’échec des vertus, et par le contentement en une moindre sagesse qui limite les cruautés de la vie politique.
C’est donc une même compréhension de l’être composé, que le bien conserve et que le mal divise, qui permet de garder l’unité du souci politique à travers ses manifestations, ce dont résulte une double ontologie, l’une, positive, attentive à ce qui cohère, l’autre, négative, à ce qui libère l’être. Et le guetteur est à l’affût des moindres signes indiquant, par une perte de son essence, la dissolution des communautés. Les Possédés de Dostojevski et les Falaises de marbre de Jünger illustrent cette ontologie négative.
C’est donc une même compréhension de l’être composé, que le bien conserve et que le mal divise, qui permet de garder l’unité du souci politique à travers ses manifestations, ce dont résulte une double ontologie, l’une, positive, attentive à ce qui cohère, l’autre, négative, à ce qui libère l’être. Et le guetteur est à l’affût des moindres signes indiquant, par une perte de son essence, la dissolution des communautés. Les Possédés de Dostojevski et les Falaises de marbre de Jünger illustrent cette ontologie négative.
Ces considérations établies, le souci politique semble devoir être conçu comme l’exigence de la conformité du fait de la société à la totalité. Les perspectives d’une philosophie de l’histoire ou d’une sociologie semblent donc s’imposer. Mais l’idée de totalité doit nous permettre d’établir l’indépendance du souci politique. Cette indépendance se manifeste dans la résistance au projet de système que constitue la nécessité, pour révéler l’existant, de prendre appui sur les êtres dérivés que l’homme rencontre dans la réalité.
L’entreprise du système se retourne contre elle-même par le seul fait de la résolution des écueils qui lui sont inhérents : la dénombrement exhaustif de la totalité de ce qui est, par le concept, et l’idée de principe, par l’analyse de la notion de causalité, la première solution étant en rupture avec l’existant, la seconde posant la question du mode de fondement de l’existence dans le concept, ce qui contraint le système, qui a vocation à se fermer, à s’ouvrir, et à s’ouvrir du côté de l’existence, en-dehors de laquelle l’homme avait conçu l’idée salvatrice de causalité. La structure de l’être, qui est l’objet de la métaphysique, ne permet pas d’établir une pure continuité de l’origine aux aboutissements.
L’entreprise du système se retourne contre elle-même par le seul fait de la résolution des écueils qui lui sont inhérents : la dénombrement exhaustif de la totalité de ce qui est, par le concept, et l’idée de principe, par l’analyse de la notion de causalité, la première solution étant en rupture avec l’existant, la seconde posant la question du mode de fondement de l’existence dans le concept, ce qui contraint le système, qui a vocation à se fermer, à s’ouvrir, et à s’ouvrir du côté de l’existence, en-dehors de laquelle l’homme avait conçu l’idée salvatrice de causalité. La structure de l’être, qui est l’objet de la métaphysique, ne permet pas d’établir une pure continuité de l’origine aux aboutissements.
Il faut maintenant suivre le développement critique du projet de totalité. La totalité physique est la totalité de désignation et permet de déterminer un ordre. La surface physique est le lieu de la totalité des objets que je désigne et qui, comme objets, sont dénombrables. La notion de volume s’ajoute à celle de surface quand on veut penser l’ensemble des objets et de la surface. La table peut elle-même devenir partie d’un autre ensemble.
Si le monde est la totalité absolue, on ne peut le penser. Dire que les objets forment un tout en lui relève donc de l’abus de langage, car sa condition : établir la totalité monde, n’est plus fondée. La totalité physique est donc relative : elle ne délivre pas une vérité absolue, mas montre à l’homme sa finitude.
Une fois la totalité d’un objet saisie, la table, je peux soit l’intégrer dans une autre totalité, soit la transposer comme totalité humaine. C’est alors la totalité historique. Elle recèle les raisons de la place de chaque objet sur la table, ainsi plutôt qu’autrement. Leur position est peu déterminée en ceci que le repère auquel je me réfère est conventionnel, mais elle est très déterminée en ceci que dans un espace fini, une totalité, la proximité relative des choses prend une signification d’absolu : harmonie, complémentarité, exclusion.
Il y a enfin une troisième espèce de totalité, nécessaire aux deux autres : la totalité idéale, aussi dite métaphysique. Les unités de la totalité physique sont reliées et déterminées par la totalité historique. Mais cette totalité nécessite, pour les unités, qu’elles puissent être nommées, et que la détermination conceptuelle ultérieure se rapporte bel et bien à elles. Il faut alors que chaque objet ait sa propre signification. Si l’un d’eux disparaît, la réponse varie selon le plan de la totalité auquel on se réfère. Mais dans la totalité historique, chaque objet doit être pensable par lui-même, et donc doit être indépendant du tout : c’est pourquoi il porte un nom, qui le constitue comme un tout lui-même.
Il y a enfin une troisième espèce de totalité, nécessaire aux deux autres : la totalité idéale, aussi dite métaphysique. Les unités de la totalité physique sont reliées et déterminées par la totalité historique. Mais cette totalité nécessite, pour les unités, qu’elles puissent être nommées, et que la détermination conceptuelle ultérieure se rapporte bel et bien à elles. Il faut alors que chaque objet ait sa propre signification. Si l’un d’eux disparaît, la réponse varie selon le plan de la totalité auquel on se réfère. Mais dans la totalité historique, chaque objet doit être pensable par lui-même, et donc doit être indépendant du tout : c’est pourquoi il porte un nom, qui le constitue comme un tout lui-même.
Il y a donc, selon cette typologie, trois manières d’être : être repéré sur la table, être selon un dessein, et être selon une catégorie. L’être selon le dessein ne nécessite pas d’être générique. Au contraire, la singularité de l’objet m’intéresse, ce qui limite l’importance de la situation de totalité idéale pour la situation historique. Pourtant, la totalité historique ne peut pas se passer d’une détermination physique, qui nécessite le repérage conceptuel. Et puis, pour saisir une singularité, il faut une multiplicité de concepts. La totalité idéale n’est donc pas un ensemble de concepts. Elle nécessite, pour se clore, la totalité historique.
Mais si la pauvreté abstraire de la totalité idéale est la condition de la riche totalité historique, la totalité idéale ne recouvre pas la totalité historique. Elle rassemble seulement les instruments de mesure de l’homme. Mais cette faculté de l’esprit de prendre possession de soi est condamnée dès lors qu’on cherche à passer des concepts à la réalité historique, passage dont la difficulté entraîne ces philosophies de l’histoire et ces sociologies qui ont succédé au kantisme, et la France s’est trouvée si démunie, après la défaite de 1871, qu’elle n’a pas su opposer d’alternative autre que la morale kantienne au marxisme et au fascisme, qui prétendirent achever la philosophie de l’histoire telle que Hegel la présentait. Hegel, Comte et Durkheim ont donc développé des approches profondément anti métaphysiques de l’histoire et appauvri les ressources de l’esprit pour comprendre l’histoire.
Or, seul dans la métaphysique l’homme est source de vérité, et son souci peut être indépendant, car les diverses connaissances font un tout en l’homme, conçu comme unité de leurs projets. La métaphysique, en effet, assure l’esprit de l’homme en tant que vérité, et fonde la totalité de vérité. Dante illustre le fait que la métaphysique est une fin propre à l’homme, en ceci qu’elle lui permet de recevoir les formes intelligibles des autres êtres dans un intellect possible. Et ce but ne comporte aucun contenu conceptuel préexistant au souci politique : il ne part que du constat de la présence de l’homme au monde, qui justifie la préoccupation, proprement politique, de sa particularité, non pas parce que le rapport aux autres serait la condition de mon développement, mais parce qu’il est un élément de la totalité humaine considérée comme vérité.
Il faut donc partir des sentiments, qui se nourrissent du lien avec les autres, et non pas des relations objectives que prend pour base le matérialisme. Or les sentiments ne sont possibles que dans la relation à la cité qui est la mienne. Ainsi ne peut-on saisir l’essence politique de l’homme que dans les sentiments. La conscience des autres est solidaire de mon sentiment d’exister. L’existant peut m’échapper. Le sommeil et l’oubli me le montrent intérieurement. Le fait de ma naissance et le fait de ma mort me le montrent extérieurement. Il faut donc se donner plusieurs perspectives et une continuité pour saisir la plus grande part de vérité.
Il faut donc partir des sentiments, qui se nourrissent du lien avec les autres, et non pas des relations objectives que prend pour base le matérialisme. Or les sentiments ne sont possibles que dans la relation à la cité qui est la mienne. Ainsi ne peut-on saisir l’essence politique de l’homme que dans les sentiments. La conscience des autres est solidaire de mon sentiment d’exister. L’existant peut m’échapper. Le sommeil et l’oubli me le montrent intérieurement. Le fait de ma naissance et le fait de ma mort me le montrent extérieurement. Il faut donc se donner plusieurs perspectives et une continuité pour saisir la plus grande part de vérité.
C’est pourquoi « la politique, considérée comme le domaine humain où la relation aux autres, originellement donnée, permet l’achèvement et la connaissance du projet de vérité sur ce qui existe, doit bien être considérée comme la plus humaine des connaissances — connaissance proprement royale… » Sans cette condition de l’homme originellement plongé dans son rapport aux autres hommes, pas d’idée possible de totalité, pas de totalité du genre humain.
Cette Politique est donc un ouvrage à la lecture difficile, où le lecteur se confronte à un propos et à une écriture philosophiques, souvent nourris d’exemples littéraires, toujours sous-tendus par une conception métaphysique de l’homme, à laquelle Pierre Boutang assigne la tâche de restaurer une mesure dans son rapport à la politique. La métaphysique a cette fonction, car le souci politique est de l’ordre d’une quête sur l’être de l’homme, ce en quoi on pourra constater avec quelle modernité l’auteur, qui partage le souci heideggerien de l’être et de son oubli, de sa fuite et de sa résorption, entreprend de ramener l’homme à une connaissance dont il dépend.
L’essence de ce savoir prend sa source dans un fait qui s’impose à lui, qui est solidaire de son existence et inséparable de son destin : la naissance. Les adversaires d’une conception ancienne de la politique et autres mondialistes pourront accuser ainsi l’auteur de promouvoir la transcendance dans un ordre du monde où l’homme a chassé toute transcendance : reste que le souci de l’être est le socle d’une vérité que ni l’orgueil, ni le préjugé ne peuvent démentir. Il n’est pas un postulat, mais le fruit du constat de la présence et de la vocation de l’homme au monde, le seul point de départ qui ne fasse pas de lui le spectateur désespéré de sa propre déchéance, et lui permette de se situer dans la fragile chaîne des temps, ce qui l’entreprise de la civilisation même.
La situation de l’homme le dépasse. C’est à partir d’elle qu’il doit ordonner son rapport aux autres hommes, et cette nécessité s’énonce sous le vocable de subjectivité transcendante. Le fait de ma naissance ici plutôt qu’ailleurs justifie mon attachement et fonde mon appartenance à la communauté. La relation privilégiée à la cité qui est la mienne est une détermination dont la politique a le souci.
La situation de l’homme le dépasse. C’est à partir d’elle qu’il doit ordonner son rapport aux autres hommes, et cette nécessité s’énonce sous le vocable de subjectivité transcendante. Le fait de ma naissance ici plutôt qu’ailleurs justifie mon attachement et fonde mon appartenance à la communauté. La relation privilégiée à la cité qui est la mienne est une détermination dont la politique a le souci.
enzo michelis
Pierre Boutang, La politique. La Politique considérée comme souci, Les provinciales, 2014, 160 p. — 15,00 €
Bravo pour ce compte-rendu synthétique, fidèle et clair.