Pierre Boutang, La politique. La Politique considérée comme souci

Recherche de trans­cen­dance
La poli­tique consi­dé­rée comme souci est la poli­tique telle qu’elle doit et aurait dû être consi­dé­rée. Elle est donc ce rap­port à la cité tel qu’on a oublié de le consi­dé­rer. C’est pour­quoi Pierre Bou­tang a entre­pris cet exa­men de la poli­tique, dont l’objet est de res­tau­rer une mesure qui en soit une vérité et une marque d’autonomie.
Le pro­pos intro­duc­tif situe cette entre­prise dans l’histoire de la connais­sance, et par là, jus­ti­fie la quête d’un savoir de l’homme fon­da­teur de la poli­tique. Il y a eu, au cours des vingt-trois der­niers siècles, deux façons d’appréhender la connais­sance. La pre­mière, celle des Grecs et des renais­sants, la recher­chait comme une vérité ins­crite dans un ordre onto­lo­gique duquel elle par­ti­ci­pait, quelle qu’elle fût. La seconde, sous l’influence du car­té­sia­nisme, qui pose la ques­tion de l’ordre de l’enquête comme moyen de connais­sance, fit de la vérité le résul­tat d’une méthode visant à éta­blir l’objectivité.
Jusqu’à l’époque où écrit l’auteur, ces deux façons de fon­der le savoir avaient ceci de com­mun qu’elles ne requé­raient pas du cher­cheur qu’il jus­ti­fiât sa recherche. Mais une contrainte nou­velle pèse sur lui : qu’il la jus­ti­fie. Le ving­tième siècle, en reniant la cohé­sion des sciences, lui a contesté le pou­voir et le droit de fon­der une poli­tique sur la connais­sance de l’homme.
C’est contre ce renie­ment que Pierre Bou­tang s’est livré à l’examen du rap­port actuel qui nous por­tait à la poli­tique, et de ce qui devait en consti­tuer une vérité stable, conforme à l’exigence d’une consis­tance de l’être, ces deux sou­cis ayant été dis­joints depuis les cinq der­niers siècles de la moder­nité. L’intuition maî­tresse que suit Pierre Bou­tang est ainsi, contre l’esprit de la moder­nité, de trou­ver une vérité qui ne dépende pas de la volonté des hommes.

L’
impor­tance du rap­port au père, comme fait ori­gi­nel ordon­na­teur du rap­port à la com­mu­nauté en ceci qu’il nous est donné et absolu, se trouve men­tion­née dès les pre­mières pages qui jus­ti­fient cette recherche de trans­cen­dance. Ce fait a été oublié, dégradé et renié par le ving­tième siècle. Cette perte de l’absolu, qui se tra­duit par le conflit de ceux qui choi­sissent abs­trai­te­ment de suivre tels et tels prin­cipes indé­pen­dam­ment de l’essence du poli­tique, et ceux qui les renient en bloc, per­met­tait de jus­ti­fier l’objet de cette recherche pour lui-même et de le for­mu­ler ainsi : « […] il doit y avoir une forme ter­restre, une condi­tion de l’homme qui mesure le juge­ment politique. »
La jus­ti­fi­ca­tion des moyens par les fins n’ayant jamais été aussi pré­gnante que sous l’affrontement des deux modèles de la démo­cra­tie, leur cri­tique est deve­nue impos­sible. Ce livre a pour objet de retrou­ver une mesure et une vérité « dans un ordre où l’homme échappe de plus en plus à l’homme. » Il est la pre­mière par­tie d’une réflexion sur la poli­tique et sur l’Etat, dont les deux autres livres ne ver­ront jamais le jour sous la forme annon­cée par l’auteur.
La pre­mière par­tie est une ana­lyse des tona­li­tés et de l’être que recouvre le souci, comme fon­de­ment de la poli­tique. La seconde s’attache à dis­tin­guer le souci poli­tique des autres sou­cis, notam­ment du souci méta­phy­sique, ce qui per­met de recon­naître son autonomie.
Les pre­miers cha­pitres de la pre­mière par­tie sont une entrée en matière dif­fi­cile, où, par une dis­cus­sion d’exemples lit­té­raires qui enve­loppe le pro­pos, l’auteur dit ce que la poli­tique ne peut plus être : une tech­nique, une science et une pra­tique, sous peine d’être mécon­nue et per­due. Le constat de cette mécon­nais­sance aide, en mon­trant, par l’exemple du cynisme d’un Cal­li­clès et d’un Pilate, ce à quoi confine la poli­tique lorsqu’elle s’en détache, à défi­nir le souci, et à le défi­nir comme un être, ce à quoi une approche méta­phy­sique se révèle indis­pen­sable, qui encadre et sou­tienne la recherche de l’être du souci et de l’homme, sans s’y sub­sti­tuer pour autant.
On arrive donc, face au spec­tacle de l’anarchie, qui est une perte de sens et de mesure, une pure contin­gence dans la condi­tion humaine, à défi­nir le souci comme une forme, dont le contenu est d’abord ignoré par le fait même de croire à une réa­lité poli­tique. Le souci est l’idée d’une des­ti­née qui puisse être man­quée. En cela, il donne conscience que nous ne déci­dons pas de la fin de l’histoire, et pousse l’homme à se sou­cier de l’avenir. Et l’avenir, étant vécu comme un souci, est vécu comme un passé, dont l’imperfection nous com­mande d’être fondé.
Pour abor­der l’avenir, rien ne manque à l’homme. Son passé lui donne le désir de faire avec un tout. Ce tout, qui est une recherche de la tota­lité à laquelle nous invite la pru­dence, pre­mière vertu liée au souci, fait pas­ser le souci au sta­tut de soin. Et le plai­sir, qui est la res­tau­ra­tion d’un équi­libre auquel un cer­tain défaut d’équilibre doit res­ter pré­sent, confirme la rela­tion au monde que le souci me pousse à éta­blir. L’allégorie du jar­din d’Eden vient à l’appui de cette démons­tra­tion sur l’homme, qui, d’un être, est devenu un corps, séparé de son pro­jet, mais tou­jours capable de per­ce­voir dans le monde une idée et un pro­jet divins.
Il faut donc à l’homme, pour affron­ter son souci, avoir accueilli ce qui existe avec tout ce qui le consti­tue : ses sen­ti­ments, ses besoins et son passé. L’essentialisme autant que l’existentialisme sont pour lui des pièges qui l’enfermeraient dans le déve­lop­pe­ment du souci. Car l’être du souci n’est pas un contenu préa­lable qui le défi­ni­rait. Il se mani­feste dans la rela­tion de l’homme à son déve­lop­pe­ment même. Son essence est une inter­ro­ga­tion sur l’être de l’homme dans la cité. Ce moi dans la cité est une situa­tion insuf­fi­sante, mais deux abso­lus la dépassent : l’absolu du sen­ti­ment d’appartenance, et l’absolu du sen­ti­ment d’une rela­tion géné­rale.
« Simul­ta­né­ment, cette rela­tion irré­duc­ti­ble­ment par­ti­cu­lière est recon­nue comme géné­ra­le­ment poli­tique comme expri­mant un aspect de la réa­lité humaine ; ainsi se trouve trans­for­mée cette essence du « moi dans la cité » en une ques­tion : com­ment cette par­ti­cu­la­rité de l’appartenance se relie-t-elle à l’exigence de mon être d’homme pour les autres et pour une cité ? Com­ment dois-je vivre ma rela­tion à ma cité pour qu’elle ne « chan­celle » pas, ne « glisse » pas, pour que cette exis­tence soit selon l’être, ontos on? »
La ques­tion de savoir com­ment notre rap­port à la cité, fixé par la nais­sance, peut n’être pas contin­gent, engage donc la notion d’appartenance, laquelle n’est pen­sable que par la rela­tion de l’homme à la cité qui est la sienne. Et quand cette appar­te­nance est anéan­tie, les sen­ti­ments prennent le relais pour faire retrou­ver à l’homme son souci. En effet, le propre d’une situa­tion humaine est d’être celle de celui qui se trouve en elle. Elle est donc un sen­ti­ment de situa­tion avant tout.
L’analyse de la tra­hi­son est d’un pré­cieux inté­rêt pour consta­ter le carac­tère absolu de la rela­tion à la com­mu­nauté. En effet la tra­hi­son advient dans les asso­cia­tions de fait, et non pas dans les asso­cia­tions d’intérêt ou de volonté. « tout ce qui dégage l’homme, tout ce qui l’amène à se consi­dé­rer comme sépa­rable, comme insou­cieux de la com­mu­nauté de nais­sance peut être légi­ti­me­ment imputé à la tra­hi­son. » Il est dans l’essence de l’homme d’être engagé à sa com­mu­nauté réelle. Tout doit être subor­donné à l’appartenance à la cité. Rien ne jus­ti­fie la tra­hi­son, rien ne jus­ti­fie la déser­tion. On ne peut donc se ser­vir de ce motif pour éli­mi­ner les adver­saires de notre com­mu­nauté. Si la tra­hi­son et son sen­ti­ment deviennent des ins­tru­ments, la nation qui les uti­lise arrive au terme de son histoire.
Cet enga­ge­ment absolu de l’homme dans sa cité est d’autant plus para­doxal que la volonté n’y compte pour rien. L’être de cet enga­ge­ment est que j’y adhère sans le choi­sir, d’où l’importance de la nais­sance dans la natio­na­lité. L’amour de la cité, comme l’amour du père, quand il se fonde sur la nais­sance, crée un devoir soli­daire non du mérite, mais de l’existence même. Et le sacré devient, dans la réa­lité humaine, ce qui est irré­duc­ti­ble­ment lié à l’origine.
L’existence se mani­feste dans le souci de notre rela­tion à la com­mu­nauté. L’être de cette rela­tion est de ne pou­voir être « mis en ques­tion dans son exis­tence par ceux qui la com­posent sans l’avoir choi­sie, et que leur adhé­sion incon­di­tion­nelle consti­tue dans l’aspect de leur humanité. »
Le châ­ti­ment de la tra­hi­son, par les mêmes Etats qui renient la pri­mauté de l’appartenance par la nais­sance, montre que le lien poli­tique, qui est atteint dans son fon­de­ment dans la tra­hi­son, n’est ni moral, ni oppor­tun, mais un rap­port néces­saire. A ce mou­ve­ment d’appartenance donc, se sur­ajoute un second mou­ve­ment, celui de se déga­ger. Ce second mou­ve­ment ren­verse le rap­port à la cité. Il est une reven­di­ca­tion par laquelle un « je » s’affirme comme puis­sance de séces­sion, et exige que la cité lui soit conforme.
Ce sujet sur­git de la seule ten­ta­tion de tra­hir. Il se détache et dans le vide qu’il a fait autour de lui, res­taure une mesure ration­nelle, per­due dans la déme­sure qu’elle marque ou qu’elle tente d’ordonner. Cette mesure prend appui sur la sta­tis­tique et sur l’opinion publique, son der­nier objet. La consti­tu­tion est la mani­fes­ta­tion de cette recherche de per­fec­tion et de table rase exer­cée sur la cité lorsque, par ce ren­ver­se­ment de mon appar­te­nance, j’exige qu’elle me soit conforme, et la consi­dère comme une chose quelconque.
Ce mou­ve­ment est l’éveil du souci. Il suc­cède à son som­meil, qui est le temps où l’homme ne se rend pas compte de la par­ti­cu­la­rité de sa situa­tion poli­tique. La nos­tal­gie est inutile. La jus­ti­fi­ca­tion de cet ouvrage trouve donc son point d’appui dans le fait de fon­der, dans l’être de l’homme, l’ancienne adhé­rence à la cité.
Le souci poli­tique se trouve donc défini. Mais son unité est mena­cée. Elle est mena­cée par le fait même que les hommes se trompent de ques­tions, quand ils veulent débattre de et s’intéresser à la poli­tique; par le fait qu’ils dis­si­mulent la néces­sité de son unité der­rière une foule de pro­blèmes dont ils remettent la réso­lu­tion à l’appel à la volonté popu­laire, recours dont la signi­fi­ca­tion témoigne, elle aussi, d’une fuite dans l’être du souci. Cette fuite se mani­feste encore par le refuge dans la léga­lité, et par la dupli­cité de la notion de tra­gé­die, domaine par rap­port auquel cette seconde par­tie de l’ouvrage s’attache à situer le souci politique.
Le pas­sage en revue des divers sens de cette notion pour main­te­nir l’unité du souci poli­tique invite à défi­nir, en pre­mier lieu, le souci tra­gique. C’est donc aux figures mythiques de la tra­gé­die que les pre­miers cha­pitres doivent être consa­crés. La confron­ta­tion d’Ulysse et de Dio­ny­sos montre deux tona­li­tés du souci poli­tique, qui ne se laissent pas aller à la perte du souci, à l’éclatement de l’être. Au contraire, les figures d’Ajax et de Créon montrent une libé­ra­tion de la déme­sure, ce qui est la tra­gé­die. La réa­lité humaine est donc une com­po­si­tion qui menace per­pé­tuel­le­ment de se divi­ser. Le Phi­lèbe de Pla­ton per­met de sai­sir la nature double de ce qui existe, avec la coexis­tence, dans l’être, de la mesure et de la démesure.
Le choix des concepts uti­li­sés pour com­prendre l’histoire a une inci­dence sur son déve­lop­pe­ment. L’intelligence ne doit jamais ces­ser de redou­ter cette menace de la divi­sion, qui est une scis­sion de l’être. Le souci poli­tique appa­raît légi­ti­me­ment comme une atten­tion à l’indéfinie pos­si­bi­lité de dis­so­lu­tion. Ce n’est pas l’ignorance du mal qui est à craindre, mais la com­pli­cité avec nos propres abîmes, le choix du néant pour affron­ter le néant, la com­plai­sance roman­tique pour le déses­poir et le non-être.
Si donc le souci tra­gique n’est pas le souci poli­tique, une même onto­lo­gie (pro­jet d’existence) les ras­semble, parce que la famille et la cité, objets res­pec­tifs de la tra­gé­die et de la poli­tique, vivent sous le menace de ce même risque. Höl­der­lin et Machia­vel illus­trent cha­cun une forme extrême du souci poli­tique, l’un par le consen­te­ment au néant qui dévore nos éphé­mères mesures, l’autre par l’exaspération que sus­cite le spec­tacle de l’échec des ver­tus, et par le conten­te­ment en une moindre sagesse qui limite les cruau­tés de la vie poli­tique.
C’est donc une même com­pré­hen­sion de l’être com­posé, que le bien conserve et que le mal divise, qui per­met de gar­der l’unité du souci poli­tique à tra­vers ses mani­fes­ta­tions, ce dont résulte une double onto­lo­gie, l’une, posi­tive, atten­tive à ce qui cohère, l’autre, néga­tive, à ce qui libère l’être. Et le guet­teur est à l’affût des moindres signes indi­quant, par une perte de son essence, la dis­so­lu­tion des com­mu­nau­tés. Les Pos­sé­dés de Dos­to­jevski et les Falaises de marbre de Jün­ger illus­trent cette onto­lo­gie négative.
Ces consi­dé­ra­tions éta­blies, le souci poli­tique semble devoir être conçu comme l’exigence de la confor­mité du fait de la société à la tota­lité. Les pers­pec­tives d’une phi­lo­so­phie de l’histoire ou d’une socio­lo­gie semblent donc s’imposer. Mais l’idée de tota­lité doit nous per­mettre d’établir l’indépendance du souci poli­tique. Cette indé­pen­dance se mani­feste dans la résis­tance au pro­jet de sys­tème que consti­tue la néces­sité, pour révé­ler l’existant, de prendre appui sur les êtres déri­vés que l’homme ren­contre dans la réa­lité.
L’entreprise du sys­tème se retourne contre elle-même par le seul fait de la réso­lu­tion des écueils qui lui sont inhé­rents : la dénom­bre­ment exhaus­tif de la tota­lité de ce qui est, par le concept, et l’idée de prin­cipe, par l’analyse de la notion de cau­sa­lité, la pre­mière solu­tion étant en rup­ture avec l’existant, la seconde posant la ques­tion du mode de fon­de­ment de l’existence dans le concept, ce qui contraint le sys­tème, qui a voca­tion à se fer­mer, à s’ouvrir, et à s’ouvrir du côté de l’existence, en-dehors de laquelle l’homme avait conçu l’idée sal­va­trice de cau­sa­lité. La struc­ture de l’être, qui est l’objet de la méta­phy­sique, ne per­met pas d’établir une pure conti­nuité de l’origine aux aboutissements.
Il faut main­te­nant suivre le déve­lop­pe­ment cri­tique du pro­jet de tota­lité. La tota­lité phy­sique est la tota­lité de dési­gna­tion et per­met de déter­mi­ner un ordre. La sur­face phy­sique est le lieu de la tota­lité des objets que je désigne et qui, comme objets, sont dénom­brables. La notion de volume s’ajoute à celle de sur­face quand on veut pen­ser l’ensemble des objets et de la sur­face. La table peut elle-même deve­nir par­tie d’un autre ensemble.
Si le monde est la tota­lité abso­lue, on ne peut le pen­ser. Dire que les objets forment un tout en lui relève donc de l’abus de lan­gage, car sa condi­tion : éta­blir la tota­lité monde, n’est plus fon­dée. La tota­lité phy­sique est donc rela­tive : elle ne délivre pas une vérité abso­lue, mas montre à l’homme sa finitude.
Une fois la tota­lité d’un objet sai­sie, la table, je peux soit l’intégrer dans une autre tota­lité, soit la trans­po­ser comme tota­lité humaine. C’est alors la tota­lité his­to­rique. Elle recèle les rai­sons de la place de chaque objet sur la table, ainsi plu­tôt qu’autrement. Leur posi­tion est peu déter­mi­née en ceci que le repère auquel je me réfère est conven­tion­nel, mais elle est très déter­mi­née en ceci que dans un espace fini, une tota­lité, la proxi­mité rela­tive des choses prend une signi­fi­ca­tion d’absolu : har­mo­nie, com­plé­men­ta­rité, exclu­sion.
Il y a enfin une troi­sième espèce de tota­lité, néces­saire aux deux autres : la tota­lité idéale, aussi dite méta­phy­sique. Les uni­tés de la tota­lité phy­sique sont reliées et déter­mi­nées par la tota­lité his­to­rique. Mais cette tota­lité néces­site, pour les uni­tés, qu’elles puissent être nom­mées, et que la déter­mi­na­tion concep­tuelle ulté­rieure se rap­porte bel et bien à elles. Il faut alors que chaque objet ait sa propre signi­fi­ca­tion. Si l’un d’eux dis­pa­raît, la réponse varie selon le plan de la tota­lité auquel on se réfère. Mais dans la tota­lité his­to­rique, chaque objet doit être pen­sable par lui-même, et donc doit être indé­pen­dant du tout : c’est pour­quoi il porte un nom, qui le consti­tue comme un tout lui-même.
Il y a donc, selon cette typo­lo­gie, trois manières d’être : être repéré sur la table, être selon un des­sein, et être selon une caté­go­rie. L’être selon le des­sein ne néces­site pas d’être géné­rique. Au contraire, la sin­gu­la­rité de l’objet m’intéresse, ce qui limite l’importance de la situa­tion de tota­lité idéale pour la situa­tion his­to­rique. Pour­tant, la tota­lité his­to­rique ne peut pas se pas­ser d’une déter­mi­na­tion phy­sique, qui néces­site le repé­rage concep­tuel. Et puis, pour sai­sir une sin­gu­la­rité, il faut une mul­ti­pli­cité de concepts. La tota­lité idéale n’est donc pas un ensemble de concepts. Elle néces­site, pour se clore, la tota­lité historique.
Mais si la pau­vreté abs­traire de la tota­lité idéale est la condi­tion de la riche tota­lité his­to­rique, la tota­lité idéale ne recouvre pas la tota­lité his­to­rique. Elle ras­semble seule­ment les ins­tru­ments de mesure de l’homme. Mais cette faculté de l’esprit de prendre pos­ses­sion de soi est condam­née dès lors qu’on cherche à pas­ser des concepts à la réa­lité his­to­rique, pas­sage dont la dif­fi­culté entraîne ces phi­lo­so­phies de l’histoire et ces socio­lo­gies qui ont suc­cédé au kan­tisme, et la France s’est trou­vée si dému­nie, après la défaite de 1871, qu’elle n’a pas su oppo­ser d’alternative autre que la morale kan­tienne au mar­xisme et au fas­cisme, qui pré­ten­dirent ache­ver la phi­lo­so­phie de l’histoire telle que Hegel la pré­sen­tait. Hegel, Comte et Dur­kheim ont donc déve­loppé des approches pro­fon­dé­ment anti méta­phy­siques de l’histoire et appau­vri les res­sources de l’esprit pour com­prendre l’histoire.
Or, seul dans la méta­phy­sique l’homme est source de vérité, et son souci peut être indé­pen­dant, car les diverses connais­sances font un tout en l’homme, conçu comme unité de leurs pro­jets. La méta­phy­sique, en effet, assure l’esprit de l’homme en tant que vérité, et fonde la tota­lité de vérité. Dante illustre le fait que la méta­phy­sique est une fin propre à l’homme, en ceci qu’elle lui per­met de rece­voir les formes intel­li­gibles des autres êtres dans un intel­lect pos­sible. Et ce but ne com­porte aucun contenu concep­tuel pré­exis­tant au souci poli­tique : il ne part que du constat de la pré­sence de l’homme au monde, qui jus­ti­fie la pré­oc­cu­pa­tion, pro­pre­ment poli­tique, de sa par­ti­cu­la­rité, non pas parce que le rap­port aux autres serait la condi­tion de mon déve­lop­pe­ment, mais parce qu’il est un élé­ment de la tota­lité humaine consi­dé­rée comme vérité.
Il faut donc par­tir des sen­ti­ments, qui se nour­rissent du lien avec les autres, et non pas des rela­tions objec­tives que prend pour base le maté­ria­lisme. Or les sen­ti­ments ne sont pos­sibles que dans la rela­tion à la cité qui est la mienne. Ainsi ne peut-on sai­sir l’essence poli­tique de l’homme que dans les sen­ti­ments. La conscience des autres est soli­daire de mon sen­ti­ment d’exister. L’existant peut m’échapper. Le som­meil et l’oubli me le montrent inté­rieu­re­ment. Le fait de ma nais­sance et le fait de ma mort me le montrent exté­rieu­re­ment. Il faut donc se don­ner plu­sieurs pers­pec­tives et une conti­nuité pour sai­sir la plus grande part de vérité.
C’est pour­quoi « la poli­tique, consi­dé­rée comme le domaine humain où la rela­tion aux autres, ori­gi­nel­le­ment don­née, per­met l’achèvement et la connais­sance du pro­jet de vérité sur ce qui existe, doit bien être consi­dé­rée comme la plus humaine des connais­sances — connais­sance pro­pre­ment royale… » Sans cette condi­tion de l’homme ori­gi­nel­le­ment plongé dans son rap­port aux autres hommes, pas d’idée pos­sible de tota­lité, pas de tota­lité du genre humain.
Cette Poli­tique est donc un ouvrage à la lec­ture dif­fi­cile, où le lec­teur se confronte à un pro­pos et à une écri­ture phi­lo­so­phiques, sou­vent nour­ris d’exemples lit­té­raires, tou­jours sous-tendus par une concep­tion méta­phy­sique de l’homme, à laquelle Pierre Bou­tang assigne la tâche de res­tau­rer une mesure dans son rap­port à la poli­tique. La méta­phy­sique a cette fonc­tion, car le souci poli­tique est de l’ordre d’une quête sur l’être de l’homme, ce en quoi on pourra consta­ter avec quelle moder­nité l’auteur, qui par­tage le souci hei­deg­ge­rien de l’être et de son oubli, de sa fuite et de sa résorp­tion, entre­prend de rame­ner l’homme à une connais­sance dont il dépend.
L’essence de ce savoir prend sa source dans un fait qui s’impose à lui, qui est soli­daire de son exis­tence et insé­pa­rable de son des­tin : la nais­sance. Les adver­saires d’une concep­tion ancienne de la poli­tique et autres mon­dia­listes pour­ront accu­ser ainsi l’auteur de pro­mou­voir la trans­cen­dance dans un ordre du monde où l’homme a chassé toute trans­cen­dance : reste que le souci de l’être est le socle d’une vérité que ni l’orgueil, ni le pré­jugé ne peuvent démen­tir. Il n’est pas un pos­tu­lat, mais le fruit du constat de la pré­sence et de la voca­tion de l’homme au monde, le seul point de départ qui ne fasse pas de lui le spec­ta­teur déses­péré de sa propre déchéance, et lui per­mette de se situer dans la fra­gile chaîne des temps, ce qui l’entreprise de la civi­li­sa­tion même.
La situa­tion de l’homme le dépasse. C’est à par­tir d’elle qu’il doit ordon­ner son rap­port aux autres hommes, et cette néces­sité s’énonce sous le vocable de sub­jec­ti­vité trans­cen­dante. Le fait de ma nais­sance ici plu­tôt qu’ailleurs jus­ti­fie mon atta­che­ment et fonde mon appar­te­nance à la com­mu­nauté. La rela­tion pri­vi­lé­giée à la cité qui est la mienne est une déter­mi­na­tion dont la poli­tique a le souci.
enzo miche­lis
Pierre Bou­tang, La  poli­tique. La Poli­tique consi­dé­rée comme souci, Les pro­vin­ciales, 2014, 160 p. — 15,00 €

1 Comment

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One Response to Pierre Boutang, La politique. La Politique considérée comme souci

  1. joachim

    Bravo pour ce compte-rendu syn­thé­tique, fidèle et clair.

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