Pierre-Henri Tavoillot, Comment gouverner un peuple-roi ? Traité nouveau d’art politique

L’expé­rience de la fin du pouvoir

Comment gou­ver­ner un peuple-roi ? Le titre frôle la har­diesse, parce qu’il assi­mile le peuple à celui-là même contre lequel il s’est consti­tué dans l’histoire contem­po­raine : le roi ; mais il énonce la ques­tion essen­tielle de la poli­tique, qui est, selon la for­mule cicé­ro­nienne reprise par l’auteur, l’art de com­man­der à des hommes libres.
En cela, ce texte est un traité, où l’art de gou­ver­ner, qui n’a jamais cessé de poser pro­blème, est réin­vesti à la lumière de ce qu’exige la démo­cra­tie. Pour pro­cé­der à cet exa­men, l’auteur part du prin­cipe et du constat sui­vant les­quels la dif­fi­culté de la démo­cra­tie, qui tient à sa défi­ni­tion usuelle même, le gou­ver­ne­ment du peuple, par et pour le peuple — ce en quoi elle lui est inhé­rente, se réduit aux notions de peuple et de gou­ver­ne­ment, notion dont l’auteur a fait ses deux grandes parties.

Dans un pre­mier cha­pitre, il se penche donc sur le concept à tout le moins poly­morphe de peuple, et entre­prend de résoudre ce pro­blème qui est de le sai­sir et de l’identifier, par la théo­rie des cinq peuples, trois étant les lieux de sa mani­fes­ta­tion (la société, l’opinion et les ins­ti­tu­tions), un étant une méthode et un der­nier un récit, les cinq se fai­sant équi­libre autour de la figure spec­ta­cu­laire de l’étoile penta­go­nale, et cet équi­libre per­met­tant d’éviter toute hyper­tro­phie.
Outre l’intérêt péda­go­gique de la théo­rie, cette concep­tion plus que tri­ni­taire du peuple, et presque divine, recèle encore et mal­gré tout l’impossibilité de le sai­sir du point de vue poli­tique seule­ment, c’est-à-dire du point de vue de ses fonc­tions dans la cité, fonc­tions dont la poli­tique et les ins­ti­tu­tions doivent assu­rer l’efficience, puisque ni la société, ni l’opinion, ni les ins­ti­tu­tions, ni les règles du temps démo­cra­tique, ni le récit du peuple, ne sont le peuple, et que, lui don­nant une repré­sen­ta­tion, ils ne disent pas ce qu’il est, ce pro­duit empi­rique de l’histoire, dont la socio­lo­gie retrace les frac­tures, mais que le voca­bu­laire de l’Ancien Régime, seule­ment, per­met­tait de cer­ner dans sa plu­ra­lité essen­tielle (les peuples).

Dans un second cha­pitre, dont le titre (“Quel pou­voir ?”) laisse per­plexe, puisqu’il ne concerne pas le pou­voir mais ses dévoie­ments, nous entrons dans l’examen non plus de ce qu’est le peuple et de ce qu’il doit être, mais du com­ment gou­ver­ner, c’est-à-dire dans l’art poli­tique à pro­pre­ment par­ler, le préa­lable de l’identification du peuple ayant été fait.
Ce cha­pitre, com­posé à la manière du pre­mier, dresse un pano­rama des ten­ta­tions pos­sibles et avé­rées de la démo­cra­tie, lorsqu’elle fait face à son incroyable dif­fi­culté, et aban­donne, pour la résoudre, sa qua­lité essen­tielle, qui est d’être libé­rale, ce qui a pour mérite de poser une pre­mière borne au socia­lisme et à ses engeances (com­mu­nisme, anar­chisme), et de réflé­chir à la démo­cra­tie dans l’esprit de la démo­cra­tie. Avec ce pano­rama, Pierre-Henri Tavoillot donne à son cha­pitre le ton de De l’Urgence d’être conser­va­teur, de Roger Scru­ton, ce qui n’est pas, là non plus, sans inté­rêt péda­go­gique et sans éloquence.

Cette pre­mière par­tie, jus­te­ment nom­mée l’énigme de la démo­cra­tie puisqu’elle en approche les ambi­guï­tés fon­da­men­tales, débouche sur cette seconde dédiée à la manière de gou­ver­ner, selon les quatre étapes abso­lu­ment soli­daires de la méthode d’être du peuple en démo­cra­tie, qui cor­res­pondent aux quatre temps de la vie démo­cra­tique : l’élection, la déli­bé­ra­tion, la déci­sion, la rémis­sion des comptes.
On entre donc, après exa­men et réso­lu­tion du pro­blème, dans l’aspect pra­tique de la ques­tion, et cette par­tie achève de don­ner tout son sens à la notion de traité poli­tique, car l’auteur est bien conscient que c’est en se ser­vant de ce registre-là, avec ses tenants et ses abou­tis­sants, que l’on peut appré­hen­der le pou­voir et en résoudre les contradictions.

L’ouvrage est donc rédigé dans l’idée que l’art poli­tique est un ins­tru­ment de gou­ver­ne­ment, et que son traité est un ins­tru­ment de pen­sée du pou­voir poli­tique. Ce qu’on doit rete­nir, c’est que la démo­cra­tie, de tous, est le régime le plus exi­geant et le plus dif­fi­cile parce que le plus sub­til, celui qui, non sans méthode, réa­lise le plus fidè­le­ment et le plus com­plè­te­ment la syn­thèse entre liberté des hommes et effi­cience du pou­voir.
Ses nou­velles règles, pas moins que la défiance envers les ins­ti­tu­tions, qui est une fai­blesse de l’esprit, sont de mise à ce moment-là de l’histoire de la pen­sée poli­tique. Nova­teur dans son pro­pos, ce livre renoue avec une tra­di­tion qu’il ne fut pas oublier ou reléguer.

La cri­tique que l’on pourra adres­ser n’est donc pas de l’ordre de la démons­tra­tion, qui est par­faite, mais de son contenu, car ce texte est un texte du pré­sent, sur le pré­sent et l’avenir de la démo­cra­tie. La pre­mière page de cou­ver­ture, dans un esprit hob­be­sien, pré­sente une cou­ronne, juchée sur une foule d’individus, deve­nant peut-être le peuple, ce qui est le pré­sup­posé de la démo­cra­tie, à laquelle ce traité vient en aide, comme si, telle que nous la connais­sons et telle que nous la pen­sons, la sou­ve­rai­neté du peuple, elle était une fin der­nière et un abou­tis­se­ment.
En démo­crate, et ce mot assumé revient sou­vent, il est per­mis de sous­crire à une telle idée. Mais l’auteur pourra me ran­ger à la fron­tière des patho­lo­gies rele­vées quant aux dérives du pou­voir en démo­cra­tie si je me risque à dire que la démo­cra­tie est une dérive du pou­voir, que pour l’amender, il faut la limi­ter dans son prin­cipe même, et qu’en elle-même, telle que l’histoire en a accou­ché, elle est un régime très impar­fait, quoique sub­til et exi­geant, parce qu’il regorge de contra­dic­tions dans sa théo­rie, de détours et de com­plexité inutiles dans son fonc­tion­ne­ment, et d’effets per­vers dans sa durée.

Mais là n’est pas la tri­bune d’un réqui­si­toire de la démo­cra­tie. La mise à dis­tance de la démo­cra­tie élec­to­rale doit seule­ment nous faire prendre conscience qu’elle est, plus que tout autre, un régime péris­sable, dont les règles et le traité heurtent rapi­de­ment la concep­tion de la cité idéale que nous offre la longue tra­di­tion phi­lo­so­phique issue de la pen­sée grecque et du chris­tia­nisme.
« La démo­cra­tie, peut-on lire au fil de ces pages, c’est aussi l’expérience de la fin du pou­voir. » Elle est donc une expé­rience de l’imperfection, car il n’est pas dans la nature du pou­voir d’être fini, non plus que d’être assi­milé à l’exercice qu’en fait son déten­teur, ce que semble dire cette citation.

Si le pou­voir est ce par quoi tient une société, à tra­vers ses lois civiles et ses lois poli­tiques, tout porte à croire que la démo­cra­tie n’en est pas le meilleur garant, et que la notion de peuple-roi suf­fit à démon­trer ses vices constitutifs.

enzo miche­lis

Pierre-Henri Tavoillot, Com­ment gou­ver­ner un peuple-roi ? Traité nou­veau d’art poli­tique, Odile Jacob, février 2019, 358 p. — 22, 90 €.

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