Aurait-il traversé l’Atlantique ?
Jack, ce mystérieux criminel, a disparu après les meurtres et les mutilations de cinq prostituées dans le quartier londonien de Whitechapel en 1888. Jusqu’à maintenant, personne n’a réellement percé à jour la personnalité de ce tueur en série, ni les raisons qui l’ont amené à cesser ses crimes.
Aussi, ces énigmes titillent l’imagination fertile de nombre de romanciers qui proposent, pour certains, de retrouver l’identité du tueur, pour d’autres, de prolonger ses crimes à travers des émules.
Ce 9 novembre 1888, dans Dorset Street, à Londres, Jack mutile de façon méthodique le corps de Mary Jane Kelly. C’est la cinquième prostituée qu’il assassine, la plus belle. Il est satisfait de ce qu’il vient de réaliser.
Le soir du 9 février 1891, à Ottawa, dans l’Ontario, un vieux politicien est déstabilisé par une lettre reçue, une lettre qu’il décide, cependant, de brûler dans la cheminée.
Le 14 février de cette même année, à Toronto, en Ontario six hommes participent à une réunion ultra-secrète. Les hautes instances de leur Ordre savent ce qu’ils doivent enclencher pour répondre à une directive venue d’Outre-mer, du bureau du Premier ministre en personne.
Le 6 août 1891, à Montréal, peu avant minuit, Martha Gallagher arpente les rues obscures à la recherche d’un ultime client. Une silhouette sombre, sous un porche, attire son attention. Elle meurt égorgée quelques minutes plus tard. Le lendemain, Joseph Laflamme se réveille difficilement d’une nuit de débauche. Il est journaliste pigiste et trouve difficilement à exercer son métier au quotidien Le Canadien. Il vit avec Emma, sa sœur cadette qui lui reproche son ivrognerie. Au journal, on n’a aucun sujet à lui confier. C’est son collègue, plus ancien, qui récupère les articles. Celui-ci arrive en racontant qu’une prostituée a été assassinée cette nuit. Joseph part en courant. Il est amoureux de Mary O’Gara, qui fait commerce de ses charmes.
À l’hôpital, rassuré quant à la santé de Mary, il questionne le médecin qui lui donne des détails sur les blessures infligées à la morte. Pour lutter contre le silence qui entoure cette mort même du côté de la police, il décide de faire un article qu’il tourne si bien qu’il est pris par le journal. Mais Joseph ne sait pas qu’il vient de mettre le doigt dans une machinerie qui risque de le broyer…
Si l’ombre de Jack plane sans cesse sur ce roman, l’essentiel de l’intrigue repose sur les épaules d’un journaliste et d’un couple d’enquêteurs venu de Londres. Avec Joseph, le romancier décrit le fonctionnement d’un quotidien au Québec à la fin du XIXe siècle et, déjà, les rapports ambigus avec les financiers.
Il raconte la franc-maçonnerie canadienne telle qu’elle se présentait à cette époque avec ses rites, la discrétion, voire les secrets qui entouraient ces loges, les membres et les actions menées. Il expose la position de la police à travers l’attitude d’un inspecteur qui montre peu d’intérêt pour l’assassinat d’une prostituée. Joseph, pour donner du piquant à ses articles révèle cette incurie au grand public. Il révèle également la possibilité d’implication de l’Ordre et se fait des ennemis de ces deux catégories sociales.
Mais, si Hervé Gagnon s’appuie sur des faits historiques authentiques, sur des situations réelles quant à l’époque qu’il décrit, il installe une large part de fiction lui permettant de faire croître une tension au fur et à mesure des péripéties, des meurtres et des dangers qui entourent le héros et par contrecoup sa sœur. Il entoure ceux-ci d’une belle galerie de personnages et évoque le sort des différentes couches sociales du Québec.
Il décrit le sort des orphelins qui se retrouvaient confiés, au sein d’institutions religieuses, aux bons soins de prêtres et autres religieux, donnant de ceux-ci une description peu amène. Il dénonce leur capacité à donner des leçons de morale, de conduite, de vie tout en pratiquant l’hypocrisie à haute dose. Il raconte la terreur de gamins face à des actes de pédophilie. Le récit est truffé d’expressions savoureuses comme pour définir l’odeur que dégage quelqu’un un lendemain de cuite : “Tu empeste le fond de cuve.”
Le romancier se livre à une approche subtile de la psychologie de tueurs en série du calibre de Jack. Mais, contrairement à la grande majorité qui joue au chat et à la souris avec les enquêteurs pour montrer leur intelligence, leur génie, Jack n’a jamais revendiqué quoi que ce soit, ni voulu montrer qu’il était le plus habile, le plus rusé.
Hervé Gagnon offre une conclusion fort intéressante, tout à fait plausible, compte tenu de la situation de certains des acteurs de l’époque et de l’atmosphère qui régnait dans la sphère anglo-saxonne. Avec une écriture fluide, un style enlevé non dépourvu d’humour malgré la noirceur du sujet, il donne un récit attractif que l’on suit avec un grand plaisir.
serge perraud
Hervé Gagnon, La légende de Jack (Jack), Éditions 10/18, coll. “Grands Détectives” n° 5403, février 2019, 432 p. – 8,40 €.