Une fantaisie en mélancolie majeure
Après avoir republié en 2016 Le Dernier Rêve de la raison de l’écrivain russe Dmitri Lipskerov, dont j’ai dit tout le bien que je pensais ici et quatre ans après la publication de Léonid doit mourir, que j’avais tout autant apprécié (ici), les éditions Agullo nous offrent un nouvel opus, tout aussi admirable, de Dmitri Lipskerov, L’Outil et les Papillons, confirmant la sûreté de leur goût et l’immense talent de cet écrivain.
Cette fois, nous avons affaire à Arséni Andréiévitch Iratov, architecte talentueux à la beauté démoniaque, qui se réveille un beau matin – ou plutôt en plein milieu de la nuit – pour se découvrir privé de son attribut viril. Lequel réapparaît sous les traits d’un jeune homme qui lui ressemble comme un fils.
Partant de là, selon un art du récit qui n’appartient qu’à lui, Lipskerov va promener le lecteur entre le passé et le présent d’Iratov, les deux époques étant par ailleurs reliées grâce aux différentes générations de rejetons engendrés ici ou là par le protagoniste. Les intrigues et les temporalités s’entremêlent, la narration part dans tous les sens pour permettre à Lipskerov de mieux en réunir les fils avec une habileté, un humour et en même temps une profondeur qui forcent l’admiration.
Car outre l’hommage et le défi littéraire lancé au Nez de Gogol, L’Outil et les Papillons réussit une fois de plus à mêler un récit captivant et virtuose (au passage un grand bravo à la traductrice) à un tableau féroce de la Russie – on rit ou on sourit énormément – et au portrait d’un homme dans sa portée la plus existentielle.
Par sa volonté farouche de ne pas rester confiné aux limites que la vie et la société semblent vouloir lui assigner, Arséni Iratov s’apparente aux héros tragiques en lutte contre le destin. Mais l’humour, l’ironie et la fantaisie de Lipskerov ne le portent guère aux grandeurs intangibles et, une fois de plus, comme dans Léonid doit mourir, la vie se charge de rappeler à son personnage – en qui l’on serait tenté de voir un double de l’auteur –, de la plus cruelle des manières, que l’humain, en dépit de ses aspirations, n’est pas taillé pour le grandiose.
La résignation que le lecteur sent poindre dans les dernières pages du livre le laisse à ce titre sur une mélancolie poignante. Bref, on l’aura compris, ce nouveau roman de Lipskerov a été pour moi la poursuite d’un voyage enchanteur dans une œuvre d’une immense richesse et je ne peux qu’en redemander, encore et encore.
agathe de lastyns
Dmitri Lipskerov, L’Outil et les Papillons, traduit du russe par Raphaëlle Pache, Agullo, février 2019, 380 p. – 22,00€