Walt Whitman, Vie et aventures de Jack Engle — Une autobiographie

 Cherchez-moi sous vos semelles

Ce texte retrouvé est un roman feuille­ton type. Son héros y avance tam­bour bat­tant dans bien des rebon­dis­se­ments. L’usage d’un “je” par­ti­cu­lier mélange l’intensité du héros et de l’auteur. Ce der­nier crée une belle confu­sion des genres sous les cachettes de la lit­té­ra­ture roma­nesque popu­laire  de l’époque (Oli­ver Twist, La Case de l’Onle Tom).
Mais existe déjà toutes les ques­tions qui habitent Whit­man au moment où une telle oeuvre lui sert de tra­vail “alimentaire”.

Toute­fois,  cette fic­tion comme toutes celles de l’auteur l’emprisonne trop. Et il va trou­ver, après 1854, “sa” forme avec la poé­sie — certes par­ti­cu­lière mais poé­sie tout de même. Depuis, l’auteur de Feuilles d’herbes a sus­cité et pro­voque encore bien des “symp­tômes”. Cer­tains de ses ado­ra­teurs invitent à des dépouille­ments par­fois far­fe­lus selon une doxa  qu’il ini­tia et selon laquelle tou­cher un livre, c ‘est tou­cher un homme.
C’est pour­quoi il se veut com­pa­gnon de vie qui met son corps dans ses œuvres. Il fait par­ta­ger, après cette période proto-poétique une écri­ture qui invite à accueillir la poé­sie comme une offrande loin de toute pré­oc­cu­pa­tion “fonc­tion­nelle”. Dès lors, beau­coup de ses lec­teurs s’intéressent plus à l’homme qu’à l’oeuvre. Il le vénèrent et ont même créé une église pour le louan­ger… Il est devenu sou­vent objet d’idolâtrie et de divers féti­chismes poli­tiques par­fois antinomiques.

Le poète a d’ailleurs  influencé le monde entier, de Man­del­stam, Lar­baud, Gide, Dziga Ver­tov, Oscar Wilde, Lorca, Neruda, Pes­soa, Bor­gès à Gins­berg, cer­tains nazis et com­mu­nistes, comme les paci­fistes et tant d’autres. Il est pré­sent jusque dans la musique et la culture popu­laire. Whit­man est donc le maître à pen­ser, entre autres chez les sovié­tiques avant que les USA le recons­truisent à leurs mains comme poète natio­nal au terme de la Seconde Guerre mon­diale.
Reste néan­moins un para­doxe dans ce suc­cès. L’audace de la langue du poète demeure au second plan. Or, c’est par elle que tout passe. L’autodidacte cultive ses audaces dans des micro-striures effa­cées par l’aspect océa­nique de son souffle. Sa com­plexité d’écriture efface dans Chants de moi-même les thé­ma­tiques au pro­fit d’un appel, d’un sens de l’avenir et d’un souci de l’autre, voire de ses fan­tasmes indi­vi­duels ou col­lec­tifs cares­sés par ses textes les plus déclamatoires.

Dans l’érotique de son écri­ture énu­mé­ra­tive, le poète invite à fran­chir des fron­tières par-delà son angoisse de ne demeu­rer que mar­gi­nal dans la lit­té­ra­ture. La sexua­lité est pré­do­mi­nante en l’œuvre prise dans  une pos­tu­la­tion contra­dic­toire : être un poète ins­tallé et le désir de cas­ser un tel moule dans une manière un rien (euphé­misme) égo­tique qui fit de lui un assem­bleur de divers peuples au sein d’une nature mythi­fiée.
Proche d’une ora­lité, d’une voca­li­sa­tion, sa poé­sie se pense par le mot plus que par l’idée même s’il a tenté de prou­ver le contraire dans des théo­ries dou­teuses. Il reste avant tout une voix, une langue dans les­quelles celles du lec­teur sont convo­quées. Il n’existe donc pas chez lui de cou­pure entre le poème et son dehors, ni entre son corps et celui de l’autre. Il affirme : “je fais don de moi-même (…) cherchez-moi sous vos semelles (…) je suis quelque part, si vous ne me trou­vez pas cherchez-moi plus loin”. A savoir  dans la réin­car­na­tion de la lec­ture dans un souffle individuel.

Demeure néan­moins et au-delà du corps,l’obsession d’une lit­té­ra­ture qui don­ne­rait une dimen­sion spi­ri­tuelle à son pays et  à son maté­ria­lisme même si, peu à peu, il rentre dans une poé­sie rabo­tée et vic­to­rienne. La fraî­cheur dis­pa­raît au fil du temps des 40 années de ses poèmes qui ne demeurent  jamais fixés en une pre­mière ver­sion. Ils avancent avec le temps et l’acceptent même lorsque Whit­man devient un vieux patriarche à barbe blanche et un rien (voire plus) natio­na­liste.
Reste à savoir ce qu’il per­siste de la beauté lorsque le poète opte pour l’inachèvement contre la forme admise. Inven­teur du verbe libre, l’auteur est celui aussi du poème pud­ding. Il  se plait à empi­ler le monde dans le caphar­naüm de ses accu­mu­la­tions (qu’une paro­die célèbre  nomma “purée”). Elles demeurent ouvertes à bien des contre-sens et la barbe de Whit­man n’indique aucun Nord magnétique.

Mais, avec ce roman, nous ne sommes qu’aux pré­misses de cette recherche dont le sens demeure incertain.

jean-paul gavard-perret

Walt Whit­man, Vie et aven­tures de Jack Engle — Une auto­bio­gra­phie, Pré­face et tra­duc­tion (Etats-Unis) de Thierry Beau­champ, Edi­tions du Cas­tor Astral, 2019, 180 p. — 18,00 €.

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