Robert Silverberg est un auteur de science-fiction américain très connu du XXe siècle qui a reçu de nombreux prix prestigieux tout au long de sa carrière (quatre fois le Hugo, cinq fois le Nebula et neuf fois le Locus). Le dernier chant d’Orphée est un de ses derniers longs récits, paru en 2012 aux éditions ActuSF, lesquelles l’ont réédité en version poche cette année.
Curieux récit que celui-là, qui traite de mythologie et non pas de science-fiction. Orphée, le célèbre poète à la lyre de l’Antiquité, raconte à son fils Musée ce que fut sa vie. C’est son dernier chant, comme il l’indique dès le début du récit. Il parle ainsi de sa naissance quasi divine, de son don pour la musique et de son apprentissage auprès d’Apollon, de sa spiritualité (il se fait initier aux mystères de nombreuses cités et se rend plusieurs fois en Égypte), de son amour Eurydice qu’il pleura toute sa vie, de ses aventures auprès de héros tels que Jason et Ulysse, et enfin, de sa mort.
Orphée ramenant Eurydice des enfers, Jean-Baptiste Camille Corot
Silverberg s’est approprié le mythe antique et en propose une réécriture aux accents lyriques. Il insiste particulièrement sur certains instants de la vie d’Orphée, comme la descente aux enfers — essentielle ! — et le voyage auprès de Jason pour récupérer la Toison d’or. La descente aux enfers, autrement appelée catabase, est un topos récurrent de la mythologie grecque et de la littérature tout court (avec par exemple La Divine Comédie de Dante où l’auteur se rend aux enfers pour récupérer son amour Béatrice), et a été énormément peinte dans l’histoire de l’art (citons Gustave Moreau, Jean-Baptiste Corot, John Roddam Spencer Stanhope, etc.).
Lorsqu’Orphée arrive aux enfers, il rencontre Perséphone, sensible à sa douleur, et son époux Hadès, qui accorde au poète de retrouver sa belle à la seule condition qu’il ne se retourne pas pour la regarder durant le retour. Bien sûr, tout le monde connaît la suite : le poète sortira seul des enfers…
La catabase est surtout une initiation spirituelle : le néophyte entre dans les profondeurs et en ressort grandi, avec des connaissances en plus. Il devient un initié. C’est le deuxième point, l’initiation spirituelle d’Orphée, qui est surtout appréciable dans cette novella. Orphée est en effet à l’origine de l’orphisme, une “secte” antique qui emprunte nombre de ses croyances au néoplatonisme, et qui inspirera plus tard le christianisme : ainsi retrouve-t-on l’idée de souillure originelle.
Orphée, de par sa double nature divine et humaine, est tout indiqué pour guider les hommes : il leur permet, grâce à son chant et aux mystères qu’il enseigne, de renouer avec la nature divine présente en chacun d’eux. Ajoutons la croyance en la réincarnation, qui explique pourquoi, tout au long du récit, l’aède précise que tout ce qu’il a vécu il le vivra encore et ce, éternellement.
L’auteur raconte l’initiation d’Orphée en touches éparses : d’abord Apollon, qui lui fait présent de la lyre puis, après les enfers, direction l’Égypte, ou le poète apprend beaucoup des prêtres auxquels il enseigne la musique à la cour du Pharaon. Ensuite, pendant son voyage avec Jason, il participe à de nombreux mystères et fêtes en l’honneur des dieux grecs, dont Dionysos.
Est intéressant le fait que l’Orphée narrateur exprime son dégoût des fêtes dionysiaques - ou bacchanales -, alors que ce qui sera enseigné sur l’orphisme emprunte beaucoup au mythe de ce dieu des excès, et que c’est par ce culte que le poète à la lyre meurt : lapidé et lacéré par les Bacchantes, autrement appelées les Ménades, sur l’impulsion d’Apollon qui lui souffle de se sacrifier. Son démembrement est d’ailleurs à mettre en parallèle avec celui subi par Dionysos…
De plus, l’aède offre un regard moderne sur les religions, en particulier les polythéismes : il affirme ainsi que tous les dieux ne font qu’un, se posant en visionnaire : quelques siècles plus tard, les monothéismes auront le monopole dans toutes les civilisations européennes et méditerranéennes.
Néanmoins, ce court roman n’est pas d’une originalité ébouriffante, l’auteur se contente d’une réécriture sans fioritures ni gros ajouts de son cru. L’intérêt réside dans la forme : Orphée s’adressant à son fils, lui offrant son “dernier chant”, qui contient, finalement, tous les chants de sa vie : celui pour Eurydice, ceux de ses nombreux voyages et le chant de sa mort (on dit que même décapité, il continuait à chanter et sa lyre à jouer).
On aurait aimé que l’auteur développe certains épisodes : l’histoire d’amour avec Eurydice, avant qu’elle ne meure piquée par un serpent, son voyage avec d’Ulysse dans le Nord, en Hyperborée, le tout “dernier voyage” du roi d’Ithaque. En somme, Le dernier chant d’Orphée fait planer le mystère : on n’en saura pas davantage sur son apprentissage énigmatique comme sur divers aspect de sa vie (par exemple, il raconte à demi-mots qu’après Eurydice il n’a plus eu que des aventures homosexuelles, il aurait pu être stimulant de raconter tout ce pan sensuel et amoureux de sa vie !). L’auteur a préféré prendre le parti de rester neutre, de s’effacer derrière le poète mythique, donnant à son récit une tonalité antique et lyrique, comme un Virgile racontant L’Énéide.
Ce livre peut donc être un très bon moyen de s’imprégner du mythe d’Orphée, la plume de Silverberg étant beaucoup plus fluide que celle des auteurs antiques. Toutefois, il sera sans doute dispensable aux férus de mythologie. A
joutons tout de même que les réflexions semées ici et là dans le récit, sur la religion, l’écriture, le libre arbitre, entrouvrent des portes et nous encouragent à les approfondir par nous-mêmes.
fanny segret
Robert Silverberg, Le dernier chant d’Orphée, ActuSF éditions, coll. Hélios, avril 2019, 164 p. — 12,00 €.
Chronique à retrouver également sur le blog de fanny segret
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