Guillaume Decourt, Un gratte-ciel, des gratte-ciel

Roman d’évasion

Guillaume Decourt pour­suit sa lit­té­ra­ture à l’emporte-pièces et en pièces déta­chées. Tout cela moins pour mon­ter un uni­vers sous forme de puzzle que pour nous perdre dans un laby­rinthe. Dans les trois moments du livre, les élé­ments ne manquent pas — même s’ils s’amenuisent. Les fausses pistes se mul­ti­plient à la pour­suite d’une his­toire ou d’un être qui n’existe pas sauf lorsque dans ces “laisses” le hasard semble s’en mêler.
Le lec­teur est alors aux anges. Même si c’est pour une courte durée. Mais il fait avec ce qu’il prend pour des indices sans se dou­ter que le nar­ra­teur est (peut-être) un imposteur.De toute façon, pas ques­tion de pou­voir por­ter le moindre juge­ment défi­ni­tif là où tout appar­tient à la fugue — qui plus est dis­so­nante. Nous sommes chaque fois ici et ailleurs au sein de chaque frag­ment dont les seg­ments n’indiquent pas le moindre coeur.

Et c’est là que, s’arrachant à toute logique, le texte devient étran­ge­ment par­lant. Nous quit­tons la réa­lité et le rêve dans un amas de pièce comme Roger Laporte aurait pu le faire. Mais Guillaume Decourt va plus loin. Les pièces ne créent pas une sys­tole de pièces géné­ra­trices mais leur dis­sé­mi­na­tion, leur fugue. Ce qui m’importe, c’est d’être dans le monde de l’oeuvre car là est la vraie vie.
Cela creuse un peu plus le fossé qui sépare l’écriture du réel au moment où Decourt ne fait que le décrire et s’en tient là. L’objectif ou l’objet n’est pas l’histoire d’une vie mais le récit que l’on peut en faire sans for­cé­ment en faire une his­toire — et ce, à tous les sens du terme. Une forme de para­doxale radi­ca­lité conduit à une “bio­gra­phie” où  rien ne peut s’y trou­ver que ce qui en importe. Sinon peut-être le choix des mots que ça-et-là l’auteur souligne.

Ce que l’on iden­ti­fie com­mu­né­ment dans le roman comme la pré­sence d’un Dieu écri­veur omni­scient a dis­paru. Tout se passe comme si l’auteur res­sen­tait face à son nar­ra­teur une pré­sence muette. Mais cette déri­va­tion du dis­cours signale l’accès à une autre moda­lité de l’écriture.  Elle ne cherche plus à être repré­sen­ta­tive (à moins de pen­ser pou­voir repré­sen­ter l’inconnu). Elle ras­semble une série d’événements là où le nar­ra­teur ne cherche à atteindre rien d’autre que la trans­pa­rence d’une langue qui serait à la fois fonc­tion­nelle et pauvre.
Peut-être dans l’espoir fou et para­doxal d’ “écrire comme forme de la prière” (Kafka) avec le rien pour horizon.

Là où les gratte-ciel sont tout compte fait par­ci­mo­nieux (euphé­misme), le jeu pour­rait consis­ter à écrire un Traité du jeu. Mais rien ne prouve qu’il s’agit d’une simple entre­prise ludique. D’ailleurs,  affir­mer que le nar­ra­teur arrive au bout de lui-même en fin de texte reste une hypo­thèse dou­teuse. Tout au plus le lec­teur peut l’estimer vic­time d’une schize.
L’ensemble par la mul­ti­pli­cité des faits (indices ? mais c’est peu pro­bable) débouche sur un dénue­ment. La vie brille (mais le mot est fort) comme une lumière obs­cure. Où sommes-nous ? Qui sommes-nous ? Le nar­ra­teur passe par ici mais peut repas­ser par là.

Replié sur lui-même, par­lant peu et écri­vant de même, il demeure  en pure béance. Il n’est donc pas éton­nant que la lit­té­ra­ture ouvre alors sur une fenêtre par où s’évader.
Car oui, tout compte fait, ce livre est un roman d’évasion : mais  à cha­cun d’y choi­sir son chemin.

jean-paul gavard-perret

Guillaume Decourt, Un gratte-ciel, des gratte-ciel, Lans­kine, Paris, 2019, 80 p. — 14,00 €.

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