Il y a trente ans, une révolution verte a changé la face du monde en édictant les Lois de l’Utilité et les Lois de la Santé responsable. Finis le tabac, l’alcool, les aliments gras et sucrés !
Tout le monde doit suivre des règles d’hygiène alimentaire strictes. Sauf … car il y a toujours une nomenklatura dans toutes sociétés : les Emplois Utiles classe 5.
Charles est l’un des plus grands écrivains de sa génération. Il se réveille avec une belle gueule de bois car, la veille, il a reçu à dîner Marc un autre écrivain célèbre et sa compagne. C’est un coup de téléphone d’Élias, son éditeur, qui l’informe des soucis de son ami. Il veut aussi lui parler de son nouveau livre, mais Charles se précipite au dernier étage de l’hôpital, là où sont admis les Classe 5. Or, si Marc relève de cette catégorie, sa compagne qui n’a pas ce statut, est reléguée au sous-sol. Charles découvre une horreur, du personnel si submergé qu’il ne peut plus faire face, des locaux insalubres… Il pense intégrer ce qu’il vient de découvrir dans son prochain livre.
C’est seulement le lendemain qu’il se rend chez son éditeur. Celui-ci lui annonce que Lebraz, un député chargé de l’Utilité de la culture, mène une attaque en règle contre toute la profession. Il veut délivrer un nombre restreint d’Utilités, éliminer les auteurs d’écrits séditieux. Ceux de Charles entrent dans cette catégorie. En rentrant, il remarque sur un mur, un tag, un poème qui l’interpelle. Ils sont rares dans ce quartier huppé. Quelques jours plus tard, il retrouve un tag similaire et voit une jeune femme qui le réalise. Elle lui jette un bref regard avant de détaler. Mais ses yeux ont subjugué Charles qui n’aura de cesse de la retrouver… Pour le meilleur et pour le pire car…
C’est une société où la responsabilité des citoyens est portée à son summum. Des lois culpabilisent les individus vis-à-vis des coûts qu’ils peuvent engendrer pour la communauté. Deux grandes séries de lois s’appliquent, celles sur l’Utilité vis-à-vis de la société et celles relative à la Santé responsable. Chaque citoyen doit se nourrir pour éviter les maladies et ne pas accroître les dépenses de santé.
C’est ainsi que Charles qui, par son statut, à accès à des aliments prohibés, au tabac, à l’alcool, se fait chapitrer par un médecin : “Pour que vous compreniez que vous coûtez si cher à la société que c’en est indécent… Entre les différents types de cancers, les problèmes cardio-vasculaires et les divers troubles causés par votre alimentation déplorable et votre consommation abusive de tabac, vous allez peser plus lourd sur le budget de la santé publique que cinquante de vos concitoyens.”
Pour continuer à bénéficier de ce statut, il doit cesser de dépeindre le pays tel qu’il est, écrire des romans où il décrit le bonheur supposé des populations. S’il a su jouer, jusqu’alors, avec la censure, il comprend qu’il doit composer s’il veut garder les avantages qu’il possède, le fric à volonté, des crédits santé et l’accès sans restriction à toutes les choses interdites au reste de la population.
Mais, va-t-il se résoudre à faire de la propagande pour le régime, donner comme sous Staline, l’image d’un peuple heureux en montrant des jeunes gens éclatant de santé, prêts à tout pour leur pays ? A travers son personnage, l’auteure interroge sur l’acte d’écrire, sur la liberté de l’écrivain, sur sa façon de s’intégrer dans un courant.
N’est-ce pas l’incertitude quant à la pérennité des acquis des révolutions lorsque Silène Edgar écrit : “L’histoire du XIXe siècle s’est rejouée : une fois la révolution passée, les riches ont repris le pouvoir à la première occasion.” Avec un monde projeté dans un futur proche, avec quelques éléments relevant encore de la science-fiction, l’auteure montre un aspect pervers de nos sociétés, la manipulation des populations, la mainmise sur l’information, sur des valeurs essentielles, sur toutes les composantes d’une culture pour façonner une nouvelle façon de penser, une nouvelle manière de vivre.
Cependant, la responsabilité individuelle déchargée sur la collectivité n’a-t-elle pas des limites ?
Avec Les Affamés, un titre fort évocateur, Silène Edgar explore, sur les pas d’un magnifique antihéros, une société où la dictature a changé de forme, plus pernicieuse, plus sournoise.
serge perraud
Silène Edgar, Les Affamés, J’ai Lu, coll. “Nouveaux Millénaires”, mai 2019, 256 p. – 18,00 €.