Contrairement à ce que laisse entendre le titre de ce recueil, il y a là des lettres de Chalamov adressées à cinq correspondants, et c’est tant mieux, car la diversité des destinataires et des rapports (plus ou moins proches et aisés) que l’écrivain entretenait avec eux contribue à mieux nous le faire connaître.
Précisions aussitôt que Chalamov n’en reste pas moins fidèle à lui-même du début à la fin de sa correspondance, autrement dit, en un mot, admirable.
Les lettres à Soljenitsyne contiennent des commentaires lumineux à la fois sur certains textes de celui-ci et sur l’univers du goulag, tel que Chalamov l’a connu. De fait, il y a vécu, pendant un certain nombre d’années, dans des conditions encore plus atroces que celles que Soljenitsyne a connues. Chalamov en donne des aperçus saisissants.
Au passage, il nous apprend qu’il a toujours refusé de devenir chef de brigade, “même [s’il] devai[t] en mourir“ (p. 21), car il n’y a rien de pire que d’envoyer ses codétenus au travail, c’est-à-dire à la mort plus ou moins rapide. C’est l’un des traits de grandeur morale qui abondent chez l’auteur.
A propos des mémoires de Nadejda Mandelstam (édition française : Contre tout espoir, 3 tomes, Gallimard), Chalamov nous livre l’équivalent d’une préface, pertinent de bout en bout, qui permet d’apprécier ses compétences critiques à leur juste mesure. Il a saisi d’emblée tout ce que l’ouvrage de la veuve du poète avait d’exceptionnel, et il a prévu à juste titre que ces mémoires seraient un jour classés parmi les œuvres capitales du XXe siècle russe.
A propos du sort d’Ossip Mandelstam, Chalamov écrit : “Le dialogue littéraire était puni de mort, de mort. C’est une chance pour Mandelstam qu’il ne soit pas arrivé jusqu’à la Kolyma, qu’il soit mort du typhus pendant une quarantaine. Ossip Emilievitch a évité le plus terrible, le plus avilissant. Si j’avais l’occasion de recommencer ma vie (et j’éprouve une grande joie à être revenu et à rencontrer des gens, même si me revient à la mémoire tout ce que j’ai dû subir), je me suiciderais dans un coin de la cale avant d’arriver à Magadane.“ (p. 99). Il rappelle aussi – c’est vraiment utile de le faire, surtout au profit du lectorat français – que le nombre de morts dans les camps “fut beaucoup plus élevé“ que celui des Soviétiques morts pendant le Seconde Guerre mondiale (p. 104).
Concernant les ignominies du régime soviétique, Chalamov nous apprend également qu’il y avait, en 1965, une campagne d’extermination des animaux domestiques, et fait ce commentaire : “Chez nous, la mort, l’assassinat sont seuls considérés comme affaire d’honneur, de gloire. L’assassinat massif des chats et des hommes est un des traits distinctifs du socialisme, de la structure socialiste.“ (p. 121). Suit une évocation des chiens et des chats attendant d’être gazés dans la fourrière où l’auteur a réussi à s’introduire : “Les bêtes m’accueillirent dans un silence de mort“ (p. 123), s’étant déjà résignées à mourir – le reste du reportage clandestin sur la fourrière est aussi sobre que glaçant.
La qualité littéraire, la noblesse d’âme et la dignité qui ressortent de l’ensemble des lettres rendent ce petit volume irremplaçable et indispensable à tout lecteur exigeant.
agathe de lastyns
Varlam Chalamov, Correspondance avec Alexandre Soljenitsyne et Nadejda Mandelstam, traduit du russe par Francine Andreieff, Verdier, coll. « Poche », avril 2019, 217 p. – 10,60 €.