Les sombres coulisses de l’existence
Trois scènes. Trois lieux. Trois décors : une chambre d’hôtel, le coin-détente d’une entreprise, un restaurant. Chaque plateau sert un épisode, conté par bribes, d’une histoire de destins croisés. Des allusions permettent de se figurer des événements d’un autre temps et de tisser petit à petit le fil des temporalités.
La chambre. Un hôtel du neuvième arrondissement parisien. Un provincial vient y surprendre sa fille mineure qui, pressée d’expliquer sa présence en ce lieu, lui raconte qu’elle prend rendez-vous avec des hommes, dit qu’elle vit de sexe, de son commerce. Puis, dans le même lieu mais des années plus tard, un autre homme paie cher une entremetteuse pour disposer d’une vierge, dans l’espoir combien vain de retrouver son amour de jeunesse perdu.
Le restaurant. Un tripot asiatique du Havre où se déroule sans enthousiasme une soirée de mariage. Les principaux invités semblent tendus, tentent de résorber les conflits de famille et ne cachent rien de leur ennui. Le marié fait défaut à la célébration, sa mère quitte son mari, sa sœur avoue à son père être enceinte – pourquoi pas ce jour-là, pourquoi obéir à des convenances quand on se noie dans autant de désolation…
L’entreprise. On statue sur le sort d’un cadavre qui siège au centre du plateau, entre les rangées de spectateurs. Le tableau se présente comme un flash-back : on revoit l’engrenage qui a conduit au meurtre.
Au-delà de la prouesse des acteurs, qui changent de plateau et de rôle selon les besoins de la représentation qui se déroule dans un ordre différent pour les trois groupes dans lesquels sont répartis aléatoirement les spectateurs, l’auteur du spectacle nous propose un mode d’écriture inédit, qui met en écho différents tableaux d’un même vaudeville sanglant.
Le propos, vif, fait ressortir le caractère sordide de situations intenables : inceste, viols, meurtres. Simon Stone nous situe dans les interstices de la vie, en des lieux sans identité, où se jouent les aveux et les drames.
Un grand intérêt de la mise en scène réside dans sa capacité à dissimuler tout en le suggérant explicitement ce qui se joue dans les coulisses du théâtre, de la même manière que dans celles de la vie. Nous pouvons être intrigués dans un premier temps par le tableau servi et le sort réservé aux spectateurs qui ne sont pas dans son groupe — par ce qui se passe à côté.
Ce sentiment est rapidement remplacé par la fascination exercée par ce qui se joue en direct, par la certitude acquise que nous y aurons droit, peu importe ce qu’il en coûte. Nous n’en resterons pas là.
Surtout, Simon Stone met en valeur la détresse des femmes, qui se débattent, aux prises avec le pouvoir toujours exorbitant des hommes. Des femmes qui en viennent au pire pour se sortir de cette emprise insupportable.
Un spectacle réussi, un montage savant, une écriture exacte, qui sait dire l’urgence et porter les situations à leur point d’inflexion. Des dialogues tendus, justes, qui parlent au-delà des mots, suscitant l’effroi et la réflexion, à moins que ce ne soit l’inverse … car ici la question n’est plus celle de l’ordre, mais de ce qui s’impose, malgré nous, qui a le même nom mais l’aspect de l’irrémédiable, le plus difficile à déjouer.
À l’issue de la représentation, nous le comprenons déjà un peu mieux et c’est un grand pas.
manon pouliot & christophe giolito
La trilogie de la vengeance
Texte et mise en scène Simon Stone
d’après John Ford, Thomas Middleton, William Shakespeare
© Elizabeth Carecchio
avec
Valeria Bruni Tedeschi, Éric Caravaca, Servane Ducorps, Adèle Exarchopoulos, Eye Haïdara, Pauline Lorillard, Nathalie Richard, Alison Valence et la participation de Benjamin Haddad Zeitoun.
Collaboration artistique et traduction française Robin Ormond ; scénographie Alice Babidge, Ralph Myers ; costumes Alice Babidge ; lumières James Farncombe ; musique et son Stefan Gregory ; perruques Estelle Tolstoukine ; assistantes aux costumes Géraldine Ingremeau, Karen Serreau ; assistante à la scénographie Jane Piot ; assistantes à la mise en scène Florence Mato, Lila Kambouchner.
Au théâtre de l’Odéon, Ateliers Berthier, Boulevard Berthier, à 19h30 du mardi au samedi, à 15h le dimanche. Durée 3h45 (avec deux entractes).
https://www.theatre-odeon.eu/fr/saison-2018–2019/spectacles-1819/la-trilogie-de-la-vengeance
Production Odéon-Théâtre de l’Europe, avec le soutien du Cercle de l’Odéon.