Estelle Monbrun avait inauguré la collection Chemins Nocturnes en 1994 avec Meurtre chez tante Léonie. Spécialiste, reconnue dans le monde entier, de l’œuvre de Marcel Proust, elle s’était inspirée de l’univers de cet écrivain et d’un des lieux qu’il a beaucoup fréquenté comme supports de son intrigue. Depuis, elle a proposé des romans policiers autour de Marguerite Yourcenar, Colette, Pablo Neruda. Mais, depuis 2006 elle n’avait pas signé de nouveau Meurtre…
Le retour de cette ingénieuse romancière avec un nouvel ouvrage est une agréable surprise car elle donne à lire des contenus riches tant par la galerie des personnages, la progression de l’intrigue que pour les motivations et les buts obscurs poursuivis par nombre des protagonistes.
Étudiant, Olivier passe ses vacances comme guide à la Tour de Montaigne, l’endroit où le philosophe a écrit Les Essais. Ce matin, il découvre, au pied du bâtiment, un corps disloqué.
L’ex-commissaire Jean-Pierre Foucheroux, gravement blessé au genou, hésite à se faire opérer malgré l’insistance de Gisèle, sa seconde épouse. Elle voudrait qu’il l’accompagne dans son voyage à Boston.
Mary O’Gryan, étudiante à la Thomas Stearns Eliot University, arrive à Paris pour un séjour d’études de six mois auprès de Michel Lespignac, un ex-diplomate en vue, se prétendant spécialiste de Montaigne. Alors qu’elle admire l’Arc de Triomphe, elle aperçoit une jeune femme qui porte sur son blouson le signe de son université. Malgré les attitudes déconcertantes de celle qui dit se prénommer Caro, elles deviennent amies.
Quelques années plus tôt, à Paris, une femme prépare sa vengeance en expliquant à Veronica ce qu’elle attend d’elle.
En Août, toute la famille Lespignac passe les vacances dans la propriété que celui-ci possède sur l’île d’Oléron. Mary n’étant pas l’assistante voulue par le diplomate, elle se trouve reléguée à d’autres tâches comme la garde de ses deux petites-filles. Sur la plage, pendant un incident, les deux gamines disparaissent… Mary est désemparée car elle venait de voir Caro…
C’est la commissaire Leila Djemani, en charge de l’enquête, qui “recrute” Foucheroux. En effet, Lespignac ne veut que lui pour retrouver ses petites-filles, dans la plus grande discrétion…
La chute depuis la Tour et la disparition des fillettes ont-elles un lien ? D’autant que l’homme défenestré devait être le secrétaire de Lespignac…
Autour d’un groupe d’universitaires qui se recommandent de Montaigne pour asseoir leur renommée, la romancière instille un récit où se mêlent un texte peut-être apocryphe, une affaire de paternité, des secrets de famille et une volonté de vengeance. Elle donne de ce milieu une peinture peu reluisante entre petits complots, tromperies, mesquineries, rivalités et ambitions disproportionnées …
Elle invite à mieux connaître Montaigne, les personnes qui l’ont entouré, les lieux caractéristiques où il a vécu et le récit de son voyage en 1580 et 1581, consigné sous le titre : Journal du voyage de Michel de Montaigne en Italie, par la Suisse et l’Allemagne en 1580 et 1581. Elle imagine un Supplément au Voyage, un inédit qui apporte une lumière nouvelle sur l’étape de Venise avec Veronica Franco, une poétesse et courtisane que le philosophe aurait connu de façon biblique. Cette femme, célèbre en son temps, aurait servi de modèle au Tintoret pour sa Danaé et au Titien pour sa Vénus au miroir.
Parallèlement, Estelle Monbrun développe une sombre histoire familiale, des filiations cachées, des secrets lourds à porter. Avec son couple de policiers, elle met en scène des difficultés relationnelles entre le commissaire vieillissant et son ex-assistante, promue au même grade que lui et officiellement en charge de l’enquête. Elle fait exprimer nombre d’opinions sur des faits d’actualité comme la lente mais inexorable prise du pouvoir par les femmes dans tous les domaines.
La romancière se laisse aller à l’autodérision quand elle raconte un entretien entre un auteur anglais, installé en Périgord, et son éditeur sur la série des Meurtre, les conseils quant au contenu : “Un peu d’histoire mêlé à du local, si possible… Et puis du sang, que diable… Bien sûr du sexe…” Elle prend Galimatias pour raison sociale de cet éditeur, nom commun qui signifie écrit confus, incompréhensible.
En fin de livre, une liste des personnages et des lieux permet de se repérer facilement dans cette galerie foisonnante de protagonistes. On retrouve, dans ce roman, le style naturel, simple et expressif qui est la signature de Montaigne et qu’Estelle Monbrun s’emploie à approcher. Avec un rythme alternatif fait de va-et-vient fréquents dans un passé récent et un changement rapide des lieux d’action, elle signe un récit d’une belle tonicité.
Ce Meurtre à Montaigne se révèle un roman policier érudit, au style élégant, à l’intrigue tortueuse à souhait mais si passionnante jusqu’à une chute remarquable.
serge perraud
Estelle Monbrun, Meurtre à Montaigne, Éditions Viviane Hamy, coll. “Chemins Nocturnes”, mars 2019, 256 p. – 19,00 €.