Dans son roman graphique, Céline Wagner envisage le corps de Unica Zurn à partir non de ses portraits mais de l’idée qu’elle s’en est faite à travers ses textes et ses dessins. Tout son album prouve combien Zurn attendait un miracle particulier : celui de la mort. Elle la considéra comme une fin à la souffrance par-delà le chemin de sa schizophrénie qu’elle nomma “sa folie et sa merveille”.
L’artiste, entre gros plans et images plus larges, est aussi partie des définitions que donnent de Zurn divers dictionnaires. Elle accepte à ce titre d’en faire une folle fidèle à la sexualité enfantine (contre l’adulte plus douloureuse). Néanmoins, l’album devient un portrait, un anti-récit et l’auteur de la poétesse en 1957 à Paris. Espace et temps sont donc ceints en planches d’images ou de textes et aux couleurs très marquées : du rouge du délire au bleu du réel et leurs digressions.
Céline Wagner y dissocie le réel et l’hallucination, le jour de la nuit avant que tout se mélange. “La trahison du réel” représente l’écart entre la promesse du réel et ce qu’il devient dans un effondrement progressif jusqu’au moment où Zurn et Bellmer sont au bout du rouleau mais où elle écrit encore dans un état d’absolu désespoir.
Fidèle à son mari, la poétesse défait le corps au-delà de la folie comme du surréalisme pour créer selon un imaginaire particulier jusqu’à l’hôpital psychiatrique où elle a dépéri. Habitée par “son grand hypnotiseur”, homme parfait, Unica Zurn crut qu’en superposant tous les visages elle trouverait son visage unique qui s’incarnerait dans celui d’Henri Michaux, modèle de l’ “homme-jasmin paralysé ” qui lui voudrait du bien et qui serait “l’image de l’amour”.
Née dans un monde maltraitant, violée par son frère, elle a choisi de suivre la voie de ses hallucinations, de son euphorie et de sa distance nécessaire envers l’homme. Elle va jusqu’à imaginer ce grand hypnotiseur, impotent, distant, passif fidèle à ses rêves d’enfants — or, par un curieux retour du réel, Bellmer sera paralysé et mutique.
Céline Wagner plonge dans l’élan de Zurn hors narration en repensant le roman graphique et en remettant en jeu un tel genre grâce à une artiste qui ouvrit des portes et démonta les conventions dans la plus grande part de risque jusqu’à la mort que l’on se donne ou qui lui fut donnée.
jean-paul gavard-perret
Céline Wagner, La trahison du réel, La Boîte à Bulles éditions, Paris, 2019 — 22,00 €.