Totalitarisme en porte-jarretelles
Alors que la science-fiction états-unienne connaissait son Golden Age durant la première moitié du XXe siècle, les horreurs de la Première Guerre Mondiale obligèrent le continent européen à considérer, quant à lui, la science avec une méfiance angoissée. Mise en œuvre cruelle des avancées technologiques issues de la deuxième industrialisation, avec ses gaz de combat, son aviation, son artillerie et ses chars d’assaut, la Grande Guerre engendra un traumatisme tel que les arts européens, en une tentative d’échapper à la réalité, s’épanouirent dans les mouvements cubiste et surréaliste.
Au sein du monde littéraire, la science-fiction du Vieux Continent, éloignée de l’influence de Gernsback et Campbell, s’imprégna alors d’un profond pessimisme. Dans ce contexte, les anticipations furent privilégiées puisque, sans même avoir l’impression d’écrire de la science-fiction et en refusant d’ailleurs toute assimilation au genre, elles permettaient de blâmer la science et ses usages. Et de la première moitié du siècle, l’Histoire ne retiendra pour la SF européenne que deux œuvres majeures d’écrivains britanniques : Le Meilleur des Mondes (1931) d’Aldous Huxley et 1984 (1949) de George Orwell.
Si ce dernier a puisé son inspiration dans le nazisme, le fascisme et le stalinisme pour décrire une société future gouvernée par un totalitarisme belliqueux et répressif, Huxley a projeté une société au totalitarisme sournois et séducteur dont le fondement repose sur une reproduction humaine gouvernée par la technique.
L’Europe de la première moitié du XXe siècle voit ainsi l’émergence d’auteurs de science-fiction qui s’ignorent – et qui refusent ce titre – s’ériger contre la science. Ce paradoxe peut s’expliquer par le fait que le genre science-fictif est celui qui, plus que tout autre, permet d’utiliser l’art littéraire comme substrat d’une réflexion plus profonde sur l’humanité, son devenir et son rapport avec la science.
Pour commencer, coupons court à toute possibilité de remise en question de l’appartenance du Meilleur des mondes au genre qu’est la science-fiction. Nous pourrions indiquer qu’il est considéré comme un classique par de nombreux ouvrages de référence : Annick Beguin, Les 100 principaux titres de la science-fiction ; Lorris Murail, Les Maîtres de la science-fiction ; Stan Barets, Le science-fictionnaire ; Gilbert Millet et Denis Labbé, La Science-fiction ; etc. Mais cela n’expliquerait en rien le consensus.
Dès les premières lignes, l’action se situe explicitement dans le futur : en l’an 632 après Ford, soit en l’an 2540 de notre ère. La chronologie inventée par Huxley pour décrire ce nouveau monde suffit déjà à rattacher l’œuvre au genre science-fictif. En prenant comme point de départ du calendrier la vie d’Henry Ford, la société futuriste opère non seulement une sacralisation de cet industriel réel et contemporain d’Huxley, mais établit également une scission entre deux ères temporelles distinctes, dont la plus ancienne est considérée, en une logique évolutionniste simpliste et linéaire, comme arriérée.
Inspiré par son frère Julian Huxley, biologiste partisan de l’eugénisme et du transhumanisme, et fort des découvertes génétiques croissantes depuis Gregor Mendel (1866), Huxley imagine ainsi une société dans laquelle la reproduction n’est plus une reproduction sexuée naturelle mais artificielle ; une reproduction par ectogenèse.
Ford étant l’inventeur de nouveaux principes d’organisation scientifique du travail, lesquels dominent toujours l’industrie actuelle, Huxley fait ainsi appliquer le fordisme à la génétique, non pas pour permettre la production de biens de consommation mais d’êtres humains. Grâce à ce qui sera appelé, plus tard dans la réalité, la fécondation in vitro et le clonage (« procédé Bokanovski » et « technique de Podsnap » dans la fiction), la reproduction est élaborée en usine, dans le respect de la division verticale et horizontale du travail, de l’organisation en chaîne de montage et de l’impératif de standardisation tant des produits humains que de la procréation (en tant qu’elle est devenue une procédure technique). Les humains deviennent ergonomiques : conçus de manière à s’adapter parfaitement à leur tâche professionnelle comme à leur place sociale.
Mais l’an 632 de N. F. peut aussi, dans le livre, renvoyer au psychologue Sigmund Freud, père fondateur de la psychanalyse ayant révolutionné la conception du psychisme humain au début du XXe siècle dans la réalité. Dans la mesure où le Meilleur des mondes est fondé sur l’enseignement du dégoût de la viviparité, Freud est idolâtré et considéré comme le premier a « révélé les dangers épouvantables de la vie de famille » et ceux engendrés par la répression de la libido.
Ainsi, à la reproduction et la gestation artificielles standardisées s’ajoute le conditionnement psychologique et social assurant une « prédestination ». Par le « conditionnement Néo-Pavlovien » la société utopienne pratique les punitions positives (assimilation d’une chose ou d’un comportement à un stimulus aversif) dès les premiers mois de l’existence.
Huxley puise ici son inspiration dans les théories scientifiques de son époque : le béhaviorisme – et particulièrement Pavlov qui formula la notion de réflexe conditionné en 1903, le déterminisme social et l’hypnopédie. Ces techniques permettent aux humains créés en laboratoire dans un « Centre d’Incubation et de Conditionnement » de répondre parfaitement au modèle de la caste hermétique à laquelle ils appartiennent, celles-ci formant une société hiérarchisée présentée et pensée par tous comme le triomphe du progrès rationnel et scientifique. Ce conditionnement perdure tout au long de leur vie via les chansons et les publications des « Ingénieurs en Émotions » et autres « Bureaux de Propagande ».
Entre science et fiction, Huxley utilise également un abondant lexique technique et scientifique réel (de « morula » à « lupique » en passant par les vocables proposés par l’anatomiste Anders Retzius pour distinguer les humains selon leur indice céphalique) ou inventé (« bokanovskifier », etc.). De même, quelques autres ingrédients futuristes émaillent l’œuvre, tels les hélicoptères en remplacement des automobiles, les fusées en remplacement des avions ou encore le « cinéma sentant ».
Si Huxley refusait de considérer son œuvre comme faisant partie du genre science-fictif, c’est parce qu’il voulait que les lecteurs la comprennent comme la condamnation d’une science accomplie démesurément et parce qu’elle était davantage une réflexion sur la nature humaine. Or aujourd’hui, plus personne n’ignore que la prospective science-fictive et la philosophie forment l’essence de la science-fiction.
Guy Bouchard [1], notamment, a démontré la conaturalité entre la démarche philosophique et la science-fiction, les deux disciplines étant toutes deux construites sur l’étonnement. Car l’écrivain et philosophe, en analysant les microsystèmes des romans de science-fiction, établit que le genre comporte 87 435 possibilités narratives, contre seulement 67 pour le roman réaliste. C’est précisément cette multiplicité d’univers qui permet au lecteur d’élargir son horizon de pensée et à l’auteur d’utiliser la science-fiction comme prétexte à la remise en cause d’institutions sociales accomplies ou en gestation grâce à l’amplification ou la distanciation.
Et ceci est d’autant plus vrai, écrit-il, pour l’utopie, dont nous reprenons ici la définition qu’il propose [2] , « est une fiction qui présente, sur fond de critique explicite ou implicite de la société réelle, une société idéalisée positivement (eutopie) ou négativement (dystopie). » Pour Guy Bouchard, il est indéniable que la science-fiction et l’utopie se trouvent dans un rapport d’intersection dès lors que le thème sociopolitique idéalisé est rationalisé et fondé sur une anticipation implicite ou explicite. Or, l’affabulation placée ainsi au service des idées et, pour lui, ce qui se rapproche le plus du roman philosophique.
Le Meilleur des mondes, en tant qu’anticipation explicite s’enracinant dans les idées scientifiques de son époque interprétées et mises en application suivant un scientisme devenu profession de foi qu’elle se charge de remettre en question, est donc bien une œuvre de science-fiction.Comme il appartient à ce genre honni des intellectuels européens, certains critiques se sont plu à dire qu’Aldous Huxley était un piètre écrivain.
Michel Houellebecq, par exemple, notre désigné « meilleur écrivain français contemporain » par des éditeurs et publicistes qui ne laissent pas d’en chanter la gloire et les mérites, écrit dans ses Particules élémentaires : « Aldous Huxley est sans nul doute un très mauvais écrivain. Ses phrases sont lourdes et dénuées de grâce, ses personnages insipides et mécaniques […] Il a pu par ailleurs manquer de finesse, de psychologie, de style ».
Cela dit et outre la suffisance insolente dont il fait montre, son avis apparaît tout à fait risible pour quelqu’un qui, manifestement, n’a pas compris que cette œuvre était une dénonciation fondée sur l’ironie… Par ailleurs, si Houellebecq n’a pas saisi la tonalité de l’œuvre, il n’en a pas plus identifié la nature, Le Meilleur des mondes n’étant pas un roman psychologique mais bien un roman dramatico-idéique.
En tant que tel, son œuvre est le fruit d’une observation pertinente et audacieuse des avancées scientifiques de son époque et de leurs dérives possibles afin de dénoncer le culte positiviste d’une science qui a l’ambition de s’appliquer sur les vies humaines de la même façon que sur les biens de consommation au sens large (incluant les végétaux et animaux utilisés comme nourriture). Toutefois, Huxley ne manque pas d’habileté narrative et son style d’écriture n’est ni caractérisé par la pauvreté, ni par cette phraséologie ampoulée qui plaît aux pédants. Certes, son propos est intellectualisé, ses références sont abondantes et la redondance de Shakespeare frôle plutôt le plagiat que l’éloge.
En outre, la première lecture peut laisser penser qu’Huxley provoque quelques maladresses narratives lorsqu’il tente de briser le caractère trop didactique de la visite du Centre d’Incubation et de Conditionnement. Si cette présentation et nécessaire pour comprendre l’univers de la société utopienne, il y insère un duo comique (le Directeur et Foster) ainsi que la succession de plus en plus rapide et brèves de discours différents (monologue scientifique et historique, slogans, conversations futiles, fragment de leçons sentimentales, etc.). Plutôt que d’alléger le propos, ce montage créait une déplaisante confusion, et cette imbrication de personnages, de lieux et de points de vue se retrouve à d’autres moments (lors de la visite d’Eton par exemple). Mais cet effet d’étourdissement est précisément voulu par l’auteur.
Malgré ces quelques ambivalences, le reste du récit est cohérent et bien construit. La chronologie est linéaire, exceptée pour la présentation de Linda et John dont les résumés biographiques débutent par l’évocation d’un traumatisme, à l’instar d’un récit psychanalytique. Le point de vue est objectif et omniscient. La focalisation est variable, au gré des personnages et des actions, mais se concentre globalement sur Bernard Marx, Lenina Crown et John. Notons à ce titre l’habileté narrative dont fait preuve Huxley : en variant les focalisations, il accroît l’intensité dramatique de certaines scènes.
Le ton est comique ou oratoire et l’ironie se retrouve à tout niveau du récit. Comme nous l’avons vu, la chronologie choisie, par exemple, fait référence à Henry Ford mais permet également une paronomase avec le mot anglais « Lord » ce qui conduit au remplacement systématique des expressions impliquant Dieu (Lord) avec Ford. Dans la continuité du fordisme, le signe T devient l’emblème de la nouvelle religion par étêtement du signe de croix chrétienne, or Henry Ford fut célèbre pour son automobile baptisée Ford T. S’ensuivent de nombreuses allusions : la célébration du Tacot ; Big Ben devient Big Henry ; la gare Londonien Charing-Cross [3] devient Charing-T, etc.
Le titre même de l’œuvre, Brave New World, renvoie à La Tempête de William Shakespeare où l’expression est utilisée de manière ironique. Le traducteur Jules Castier a su rendre le même effet en renvoyant les lecteurs français à la littérature qu’ils connaissent : le « meilleur des mondes possibles » issu de Candide ou l’optimiste de Voltaire. Plus encore, il a très précisément saisi la teneur de la société utopienne d’Huxley car cette phrase, répétée comme une formule magique par Pangloss, assure un optimisme aveugle afin de faire accepter à quiconque la pire des situations…
Enfin, en ce qui concerne les personnages, ceux-ci manquent effectivement de profondeur et apparaissent quelque peu caricaturaux. Pourtant, là encore, il faut comprendre que l’effet est voulu par Huxley. Les personnages ne peuvent avoir de la profondeur psychologique. Ils ont été engendrés artificiellement, fabriqués comme des biens de consommation, conditionnés et programmés pour être ce dont le système social a besoin qu’ils soient pour perdurer, ni plus, ni moins.
Pour interdire le désordre et protéger la stabilité sociale, les Utopiens doivent être des robots dépourvus d’émotions, de sentiments ou d’idées personnelles, tout ce qui, en somme, menace le conformisme. Les protagonistes principaux sont, à des degrés variables, des sortes de déviants ou, pour reprendre l’expression courante anglaise utilisée par Huxley, « des chevilles rondes dans des trous carrés » [4].
C’est notamment le cas de Bernard Marx et Helmholtz Watson dont la déviance tient, pour le premier, d’un manquement, d’un surplus pour le second. Marx est plus laid que ce que n’autorise sa caste et sa frustration d’être considéré comme un paria génère une conscience accrue de son ego John le Sauvage est le grand déviant de l’œuvre. Éternel exclu, écartelé entre deux cultures différentes qui le rejettent, l’une étant présentée comme « primitive », la seconde comme « civilisée », aucune ne l’acceptera et John restera solitaire et incompris. Finalement, il nous fait penser aux enfants d’immigrés qui ne parviennent à s’intégrer dans aucune société, ni celle de leurs parents, ni celle qui les a vus naître, repoussés sans cesse pour leurs différences physique et culturelle.
Plus cruel encore est son sort en ce qu’il est de surcroît rejeté par sa mère. Il développe à ce titre quelques troubles psychologiques importants ; on songe notamment aux violences physiques qu’il exerce contre Lenina dès lors que son attitude frustre ses désirs. Toutefois, Huxley s’est peu intéressé aux conséquences psychologiques du manque affectif. Cela tient sans doute au fait qu’au moment où il écrit, la psychologie est une science naissante et que les idées éducatives sont encore fondées sur une discipline stricte et une certaine froideur relationnelle entre les enfants et leurs parents. Ignorant cela et influencé par Freud, Huxley ne mettra en avant qu’un complexe d’OEdipe assez grossier.
Néanmoins, l’histoire relationnelle entre la génitrice, Linda, et l’enfant, John, a le mérite de contredire la croyance en un « instinct maternel » de fait inexistant. C’est parce que Linda n’a jamais appris, de manière consciente ou non, à être mère et parce qu’elle a, au contraire, appris à détester les relations filiales, qu’elle ne peut apporter l’amour maternel à son fils indésiré et tenu pour responsable de son malheur.
On pourrait enfin reprocher à Huxley l’androcentrisme de son œuvre, s’il n’était pas banal pour son époque et habituel dans les œuvres de science-fiction de la première moitié du XXe siècle. Les personnages féminins sont peu nombreux et leur importance tient à celle de figurantes ou de faire-valoir. Lenina Crowne permet notamment à Huxley de démontrer les vices de cette société utopique. Même s’il tend de manière amusante à inverser les rôles traditionnellement dévolus aux genres sur la question des sentiments amoureux et des pulsions sexuelles, Lenina étant incapable de comprendre le romantisme de John, celui-ci fera plutôt l’effet d’une parade nuptiale simiesque : le mâle devant faire la preuve de son amour par une démonstration de force…
Pour toutes ces raisons et au contraire de ce que l’on a pu dire de lui, Huxley est loin d’être un mauvais écrivain et sa prose est similaire à celle des auteurs anglo-saxons : simple, fluide et claire. En outre, il a saisi avec justesse cette psychologie complexe générée différemment sur des personnages inégaux plongés dans un même contexte de conformité extrême niant l’individualité. Si l’on reconnaît que ses personnages sont caricaturaux et peu approfondis c’est bien parce qu’ils sont des symboles éclairant ce roman d’idées.
[1] Guy Bouchard, « Science-fiction, utopie et philosophie : l’art de s’étonner », in Philosophie et science-fiction, Vrin, 2000.
[2] Ibid. p. 54
[3] « Cross » signifie croisement, mais également croix.
[4] « round pegs in square holes »
[5]« Pseudo-maroquin », « para-bois », « succédané » et autres ersatz de nourriture.
[6] De l’économiste britannique du début du XIXe siècle, Thomas Malthus.
[7] « Badlands » en espagnol.
[8] À l’époque d’Huxley, l’anticipation était un genre naissant que seul Jules Verne avait exploité.
Bonjour,
Merci pour cette brillante synthèse et analyse qui m’a permis de mieux comprendre ce roman et d’en mieux cerner les contours…
Au plaisir de vous lire.
Pit