Georges Didi-Huberman, Ninfa Dolorosa. Essai sur la mémoire d’un geste

Toute image est fuit d’une migration

Quatrième volume de la série Ninfa, celui-ci est une ana­lyse et une enquête sur les gestes de lamen­ta­tion, lorsqu’un défunt se voit pleu­rer par une mère (Mater dolo­rosa), une épouse ou une jeune sœur (Ninfa dolo­rosa). L’auteur entame sa recherche à par­tir d’une pho­to­gra­phie de Georges Mérillon inti­tu­lée la Pietà du Kosovo (1990) et des ques­tions qu’elle a sou­le­vées dans les médias — offus­qués -  comme elle a sidéré cer­tains artistes contem­po­rains dont Pas­cal Convert qui a écrit de superbes mots sur cette révul­sion.
Cette photo koso­var tra­verse les fron­tières des reli­gions — la mère deve­nant musul­mane. Ce qui donna lieu à des polé­miques. Preuve que la conne­rie comme l’image n’a pas de frontière.

Héri­tier d’Aby War­burg  dont il aime à rap­pe­ler la phrase : “toute image est fuit d’une migra­tion”, Didi-Huberman  recons­truit une durée à tra­vers les méta­mor­phoses des images du pathos et les formes ges­tuelles qu’elles pré­sentent dans l’histoire de l’art où cette figure peut deve­nir résis­tance. L’enquête aussi pré­cise qu’ouverte tra­verse le pré­sent quasi immé­diat et le passé le plus éloi­gné, l’Occident et l’Orient, le chris­tia­nisme et l’islam, le modèle tra­gique et les formes bibliques de la lamen­ta­tion.
Didi Huber­man pro­pose un essai d’anthropologie his­to­rique à tra­vers ce geste que l’art a mythi­fié et fait évo­lué et dont la Piéta est la réfé­rence et la source de divers jalons. Existent là des “masques” plus ou  moins vides ou pleins, com­plai­sants ou révé­la­teurs. L’image vient au secours des vides de l’écriture et de l’insuffisance de ses des­crip­tions. L’auteur, le sachant, la recadre.

Des artistes ambi­tieux comme d’ailleurs des écri­vains (Dela­croix par exemple ou Hae­nel  aujourd’hui)  ont com­pris le pro­fit qu’ils pou­vaient en tirer.  Et non seule­ment celui des bonnes grâces des maîtres du gou­pillon comme des sabres. Ils  s’en sont servi à l’inverse comme anti-pouvoirs d’insolence et de ten­sion plus que comme un pro­ces­sus mémo­riel.
Bref, si cer­tains - en de telles visions —  ont sorti un ser­pent per­fide et veni­meux de leur “poche” pour faire pleu­rer dans les chau­mières, d’autres ont cultivé un autre orgueil cher­chant par ces images un contre-transfert d’insolentes espé­rances et  migrations.

Didi-Huberman garde tou­jours sa pré­ci­sion et sa clarté d’analyse en une écri­ture qui n’a rien de réduc­trice. Il rap­pelle aussi que la soli­tude de Dieu n’est pas dans le ciel mais sur Terre.  Et ce, même si par l’image de la souf­france des prêtres exploitent non une manière de se révol­ter contre la misère mais de pro­po­ser une cathar­sis dont “La Pietà du Kosovo” est l’anti-modèle.
Car cette image devient un motif du désordre du monde et du mal, objet fon­da­men­tal du pathos qui peut deve­nir néan­moins force de soulèvement.

Toute la puis­sance de l’image et sa cou­leur “demande[nt] de l’avenir” affirme l’auteur — et pas seule­ment celui de la souffrance.

jean-paul gavard-perret

Georges Didi-Huberman, Ninfa dolo­rosa. Essai sur la mémoire d’un geste,  Gal­li­mard, col­lec­tion Art et Artistes, Paris, 2019 — 29,00 €.

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