Tout lecteur peut comprendre combien écrire un tel récit de mémoire n’a pas été simple : « Le 1er novembre 1968, alors que nous nous promenions sur les rochers qui surplombent la Chambre d’Amour à Biarritz, ma sœur aînée a été emportée par une vague. Elle avait vingt ans, moi quinze. Il aura fallu un demi-siècle pour que je parvienne à évoquer ce jour, et interroger le prodigieux silence qui a dès lors enseveli notre famille. Je suis parti à la recherche d’Annie. Je l’ai vue revenir intacte dans sa fougue, ses doutes, ses enthousiasmes, ses joies et ses colères : une jeune femme d’aujourd’hui.» écrit Jean-Marie Laclavetine.
Il donc fallu du temps pour que l’auteur arrive enfin — à travers le portrait de cette adolescente d’autrefois et de ceux qui l’entouraient — à rendre obsédantes des hantises et des blessures sans jamais tomber dans le pathos ou le mémoriel grâce à une écriture pointilliste qui sait se perdre dans les détails non par souci de mélancolie mais afin de créer une distance par rapport au drame.
Evitant une sorte d’hyperréalisme littéraire, les anecdotes sont détricotées pour inscrire un sens plus profond, faire sortir le temps de ses limites et donner au passé une projection sur le présent. L’incarnation est forcément grevée de fêlures et d’éboulis mais plus que de poupée brisée ou de personnages en déliquescence .“L’amie de la famille” est traitée avec l’écart nécessaire afin que le propos narratif crée une histoire vraie dont la «leçon» reste encore en suspens.
Laclavetine a trouvé la juste focale afin de ne pas montrer simplement le contexte d’une telle disparition qui soumet encore aux lois de sa pesanteur. L’auteur évite ce qui “chosifie”. Rien de provocateur, platement nostalgique ou effrayant. Bref, rien d’attendu ou de préfabriqué. Et si le texte percute les murs de la mémoire d’une présence aiguë, il permet de s’enfoncer jusque dans les arcanes de la douleur et de l’amour fraternel sans en jouer de manière simplement émotive.
jean-paul gavard-perret
Jean-Marie Laclavetine, Une amie de la famille, Gallimard, collection Blanche, Paris, 2019.