Ahmed Tiab, Adieu Oran

Une vision peu idyl­lique de l’Algérie

Avec un récit qui s’appuie sur les der­nières évo­lu­tions socié­tales et éco­no­miques de l’Algérie, Ahmed Tiab pro­pose une intrigue ten­due, puis­sante et cruelle. Il décrit des tra­fics d’enfants, de ces gamins ache­tés contre quelques liasses de billets sans grande valeur pour être livrés à des réseaux immondes. Il raconte les exac­tions subies par les migrantes, la pros­ti­tu­tion à laquelle elles sont for­cées de se livrer.
Pour struc­tu­rer son his­toire, le roman­cier uti­lise la sainte tri­nité de l’Algérie à savoir, la reli­gion, le pétrole et l’armée. Il anime des acteurs appar­te­nant sur­tout à l’armée dont le rôle est de gérer le flux migra­toire venant des pays du sud de l’Afrique. Il décrit les situa­tions insou­te­nables aux­quelles ces per­sonnes sont confron­tées, ces femmes dému­nies objet de toutes les convoi­tises et de toutes les iniquités.

Dans le sous-sol d’un immeuble, un homme qui vio­lente un jeune gar­çon meurt après l’arrivée d’une mys­té­rieuse femme dis­si­mu­lée sous un ample haïk.
Sur ordre d’Alger, Kémal Fadil est chargé d’enquêter sur la mort d’un Chi­nois retrouvé le pan­ta­lon sur les talons, le bas-ventre à l’air. Fait trou­blant, lui raconte Moss qui a juste eu le temps de jeter un œil sur le corps avant qu’une délé­ga­tion impor­tante ne vienne récla­mer le cadavre et l’emmener.
Aux envi­rons de la seb­kha, dans une casse tenue par Lah­cen et Essiki, son fils, quatre enfants sont enfer­més, menot­tés. Zwawi, qui est l’intermédiaire avec les Chi­nois, est en retard pour venir cher­cher les enfants. Lah­cen est irrité car il craint que le tra­fic ne soit décou­vert. Le père et le fils ont près d’eux Momo, un jeune noir, leur souffre-douleur qui sait manier le cou­teau à mer­veille. Celui-ci découvre, parmi les enfants, un noir comme lui. Il s’attache alors à ce frère.
Kémal apprend que Fatou, la jeune femme dont il est amou­reux, est arrê­tée lors d’une rafle dans le bidon­ville des Plan­teurs. Bien qu’elle soit en règle, elle va être expul­sée vers son pays d’origine.
Dans la casse, la situa­tion évo­lue dra­ma­ti­que­ment. Les enfants et Momo, qui ont des tueurs chi­nois aux trousses, sont aidés par La Morte, une étrange femme au visage dis­si­mulé, qui appa­raît et dis­pa­raît à son gré et à qui on prête des pou­voirs.
Kémal, qui remue ciel et terre pour retrou­ver Fatou, apprend qu’elle est dans un convoi en route pour le sud saharien…

L’auteur raconte ainsi, une suc­ces­sion de vies bri­sées, celles de ces femmes vio­lées, celles de ces enfants bouches inutiles dans un contexte d’extrême pau­vreté, celles de ces indi­vi­dus pris au piège du mirage d’un ailleurs meilleur et qui sont consi­dé­rés comme des nui­sibles.
Ces mau­dits forment le fonds de com­merce des popu­listes qui trouvent com­mode de leur faire por­ter la res­pon­sa­bi­lité de pro­blèmes qu’ils sont inca­pables de résoudre.

Le décor de ce nou­veau roman de Ahmed Tiab reste Oran et sa région avec une incur­sion dans le sud Sahara. Il plante son récit dans les bidon­villes de l’ouest de la ville et dans les envi­rons de la seb­kha, cette dépres­sion à forte sali­nité, au sud de la cité, plus ou moins sépa­rée du milieu marin, et qui peut être inon­dable.
Il explique l’importance que prennent les Chi­nois dans l’économie et dans la société algé­rienne. Débu­tant par le BTP pour satis­faire une évo­lu­tion démo­gra­phique galo­pante qui sus­cite une fièvre immo­bi­lière, la Chine envoie des tra­vailleurs qui construisent, puis qui ins­tallent des com­merces pour vendre toute la bim­be­lo­te­rie made in china.

Le roman­cier dis­tille tout au long de son intrigue des ana­lyses éco­no­mique et poli­tique fines éclai­rant la réa­lité du pays. Il fait, à ce sujet, une belle syn­thèse de la situa­tion quand il énonce : “Une monar­chie vert kaki et mous­ta­chue qu’on retrouve sage­ment ali­gnée der­rière le fau­teuil rou­lant pré­si­den­tiel, un bar­rage infran­chis­sable d’hommes gras et arro­gants mon­tant féro­ce­ment la garde sur leurs inté­rêts finan­ciers.” Mais il n’oublie pas la reli­gion stig­ma­ti­sant au pas­sage cette idéo­lo­gie ins­pi­rée du Moyen Âge.
Il intègre, cepen­dant, beau­coup d’humour dans les dia­logues entre les per­son­nages prin­ci­paux, des échanges vifs et colo­rés et un humour inci­sif quand il pointe les contra­dic­tions et les dys­fonc­tion­ne­ments d’une société qui perd les pédales à l’approche d’une grande crise éco­no­mique.
Il donne ainsi un récit pré­mo­ni­toire, anti­ci­pant les mou­ve­ments qui se pro­duisent actuel­le­ment, lors de la rédac­tion du pré­sent texte.

Avec Adieu Oran, Ahmed Tiab signe un roman addic­tif à l’intrigue fine­ment cise­lée sur des sujets graves dans un contexte éco­no­mique, poli­tique et reli­gieux très compliqué.

serge per­raud

Ahmed Tiab, Adieu Oran, édi­tions de l’aube, coll. “Noire”, février 2019, 256 p. – 19,90 €.

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Filed under Chapeau bas, Pôle noir / Thriller

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