Prospective poétique désenchantée
Il fut un pays et une époque où la science-fiction, chérie du grand public, exhibait ses atours ; fleurissaient alors les couvertures de magazines aux couleurs vives, illustrant des conquêtes spatiales épiques, des courbes de jeunes femmes enlevées par un savant fou ou un extraterrestre monstrueux, des fusées atterrissant sur une planète exotique, d’hommes braves combattant robots et aliens ou œuvrant à la terraformation d’une exoplanète…
C’était la période 1930–60 aux États-Unis ; c’était une multiplication de pulps affichant en grandes lettres la science-fiction (Weird Tales, Amazing Stories, Astounding stories of super-science, Galaxy science-fiction, If, Wonder Stories, Planet Stories…) ; c’était les prémices du comics et des super-héros avec Captain Future ou Dr Futurity.
Dans cette effervescence littéraire, Ray Bradbury accède à la notoriété grâce à un fix-up de short stories publiées dans divers magazines, entre 1945 et 1950, rassemblées sous le titre The Martian Chronicles (1950). Cette reconnaissance ne fut pourtant pas immédiate et Bradbury dut essuyer, au début des années 1940, les refus de nombreux éditeurs, et notamment du prestigieux Astounding dirigé par John W. Campbell, au motif que ses œuvres étaient jugées trop poétiques et pas assez scientifiques.
À tel point que Bradbury finit par incorporer cette conception très campbellienne d’une science-fiction dont l’assise scientifique se doit d’être suffisamment solide pour assurer une véritable utilité prospective. C’est pourquoi il ajoute en 1997 une introduction dans laquelle il s’étonne que ses Chroniques Martiennes soient considérées comme de la science-fiction. Pour lui, « cette définition leur convient mal », dans la mesure où une seule nouvelle du recueil « [obéit] aux lois de la physique appliquée », arguant que son œuvre ne « relève pas de la science-fiction bon teint, rigoureuse sur le plan technologique »[1] . Au cours d’un entretien réalisé en 1999, il affirmera même que ses Chroniques martiennes « ne sont pas de la science-fiction, c’est du fantastique ».[2]
Paradoxalement, l’œuvre fait partie des « grands classiques de la science-fiction », reconnue comme tel par de nombreux ouvrages spécialisés. Elle apparaît ainsi dans Le science-fictionnaire et Stan Barets juge que « la qualité du message comme celle de l’écriture font de ce roman un des plus justement célèbres de la S.-F. moderne »[3]. De même Gilbert Millet et Denis Labbé classent Bradbury parmi « les maîtres de la science-fiction“[4] à l’instar de Jacques Sadoul [5] (toutefois plus mesuré dans son avis), Lorris Murail [6], ou encore Annick Beguin [7].
Le fait est qu’il nous faut évidemment refuser cette vision pauvrement étriquée (pour ne pas dire faussement réductrice) d’un genre littéraire qui, en réalité et par essence même, peut potentiellement inclure tous les autres genres. Raphaël Colson et André-François Ruaud l’ont démontré en désignant avec exactitude ce qu’ils considèrent comme le « sujet universel » [8] de la science-fiction, véritable liant de ce genre littéraire protéiforme : le devenir de la civilisation humaine imaginé à travers le prisme d’une période historique. Or, les Chroniques Martiennes s’inscrivent exactement dans la quintessence science-fictive et c’est pourquoi elles enrichissent aujourd’hui les couloirs de notre panthéon de la science-fiction.
Pour Murail, l’imaginaire futur est un jugement porté sur le présent et il est certain que la science-siction raconte autant, si ce n’est davantage, une histoire du présent que du futur. L’imaginaire humain, aussi exubérant soit-il, se façonne à partir d’un substrat empirique, présent ou passé, réel ou construit. En conséquence, il porte nécessairement les marques de son contexte d’écriture, ce que Colson et Ruaud appellent « l’empreinte du présent »[9].
Celle-ci se révèle non seulement entre les lignes des récits de science-fiction, mais également par leur agencement. Le fait que Bradbury ait vécu à une époque où les pulps étaient les supports de publication privilégiés de la science-fiction a déterminé la forme de son premier roman. À ce propos, il faut reconnaître que les nouvelles de l’œuvre sont inégales, n’abordent pas toutes le même sujet et que certaines n’ont pour seul intérêt que d’ajouter de la cohérence et de l’uniformité.
C’est le cas de la plupart des histoires “inédites”, rédigées uniquement pour le recueil : L’été de la fusée, Le contribuable, Le matin vert, Les pionniers, Les Sauterelles, Le rivage, Intérim, Les Vieillards, Le Marchand de bagages et Les Spectateurs. Au-delà de leur écriture plaisante et de leur métaphore poétique, leur insertion dans le recueil ne sert qu’à apporter davantage de consistance, de continuité et d’unité aux différentes nouvelles et de donner l’impression d’une trame cohérente.
Enfin, le fait que près d’un siècle se soit écoulé depuis la rédaction de ces nouvelles révèle ce que notre culture considère désormais comme des archétypes en voie de désuétude. À ce titre, les personnages féminins sont inexistants ou secondaires et les relations matrimoniales comme la représentation de la femme chez Bradbury apparaissent tout à fait sexistes et stéréotypées, faisant montre d’une époque où le machisme était une évidence que l’on n’aurait pas même questionnée.
La première nouvelle, Ylla, relève d’un lyrisme qui, seul, sauve l’ensemble. Les descriptions des Martiens et de leur monde sont d’une exquise beauté et d’une originalité toute poétique. Mais le fond est aujourd’hui décevant et les Martiens, dans leurs relations de couple et dans leur genre, sont identiques aux humains : le mâle rustre et autocrate règne sur la maisonnée entretenue par sa femme soumise, rêveuse, sensible et impuissante, établissant avec une autre espèce une connexion psychique que son mari jugera forcément délirante.
Les femmes martiennes sont, dans la nouvelle suivante (La nuit d’été), toutes en proie à cette sensiblerie prophétique, de même que leurs enfants. Non contents d’être “hystériques” – ce trouble tout féminin de l’émotivité – elles sont en plus infantiles : incapables de se contrôler dans leur langage et naturellement affiliées aux enfants.
Les Grands Espaces met en scène deux femmes et celles-ci sont, là encore, toute sensibilité, amour, dépendantes de leur mari qu’elles suivent jusqu’au bout de l’univers, rêveuses, exaltées et superficielles… La nouvelle est ainsi aromatisée à la (cucul la) praline puisque son propos est le suivant : la seule chose capable de traverser le temps et l’espace, c’est l’amour qu’a une femme pour son mari.
Ne nous suicidons pas tout de suite : Les Villes muettes se chargeront d’achever les égalitaristes ! Si l’histoire est rigolote, le message sous-jacent est qu’un homme, quel qu’il soit (dans l’histoire on ne sait pas si lui-même n’est pas moche et pénible), préférera rester célibataire jusqu’à la fin de sa vie plutôt que de supporter la compagnie d’une femme pénible et moche.
Bien sûr, nous pardonnons à Bradbury son archaïsme conceptuel du genre féminin ; il n’est que le témoignage d’une civilisation construite dès l’origine sur l’androcentrisme. D’ailleurs, le machisme est tellement inhérent à notre culture, qu’il se diffuse encore aujourd’hui dans le langage, les expressions et les représentations mentales les plus anodines. Aussi, Bradbury n’était pas misogyne, ses récits n’étaient ni volontairement ni consciemment sexistes et l’auteur prend souvent le parti de dénoncer une humanité intellectuellement pauvre, destructrice, xénophobe et raciste.
En effet, bon nombre d’histoires mettent en scène le stéréotype du WASP [10] autoproclamant sa suprématie. Les Chroniques Martiennes renvoient incontestablement au passé conquérant et colonial de la civilisation états-unienne, comme à son présent post-esclavagiste.
Tout là-haut dans le ciel nous offre une focalisation interne sur un redneck, grand penseur et philosophe de la suprématie blanche, fulminant de rage d’assister à l’émancipation des Noirs et animé par une ferme intention homicide lorsque son ancien larbin lui demande poliment ce qu’il fera pour s’occuper, la nuit, avec ses potes encagoulés, quand les Noirs ne seront plus là pour être le réceptacle de leur haine crasse. Le même type de personnage est mis en scène dans Morte-Saison : un colonisateur patriarche animé par la seule ambition du profit mercantile, prompt à dégainer son fusil et anéantir tout ce qu’il ne comprend pas et lui fait peur…
Car c’est ainsi que l’humain conquiert un territoire et le colonise : par la destruction, l’éradication totale des témoignages passés et l’importation inaltérée de sa culture. Cette vision ne peut que renvoyer au passé colonial de l’humanité et plus particulièrement des États-Unis. Les Martiens sont à l’image des natifs américains : exterminés par la maladie et anéantis par les conquérants, le génocide se double alors d’un ethnocide et tous les témoignages du passé rappelant la faste civilisation antérieure sont consciencieusement éradiqués. C’est le choc des civilisations : l’annihilation de l’une, conquise, par l’autre, conquérante et dénuée du moindre intérêt pour l’altérité. Bradbury l’évoque avec beaucoup de nostalgie et une douleur certaine, dissimulée sous un ton cruellement trivial (Les Musiciens, L’Imposition des noms).
Mais c’est avec And the Moon Be Still as Bright [11], publiée en juin 1948 dans Thrilling Wonder Stories, que Bradbury révèle toute la beauté de sa plume comme la force de ses idées. Il est l’un des premiers auteurs à penser différemment la conquête spatiale et l’humain, ici, n’est pas un fier conquérant mais bien un envahisseur extraterrestre. Bradbury, via le personnage de Spender, met en perspective le relativisme culturel et interspécifique nécessaires à la compréhension de l’altérité.
De manière virulente, Bradbury dénonce une humanité grossière et destructrice, égoïste, impuissante face aux intérêts capitalistes qui la dominent, se targuant d’être civilisée alors que les humains ne sont que des sauvages aveuglés par leur arrogance. Il reproche en outre à Charles Darwin, Thomas Henri Huxley [12] et Sigmund Freud d’avoir fait perdre sa foi à l’humanité et d’avoir contribué à ériger la science comme antinomique de la religion.
Si cette prise de position de la part de Bradbury peut paraître réactionnaire, il faut en réalité la comprendre de manière spirituelle. Il ne prône ni l’ignorance, ni l’obscurantisme et encore moins le christianisme. Il dénonce la désacralisation de la Vie opérée par la science. Son discours rejoint finalement celui fait par Charlie Chaplin dans Le Dictateur (1940) : « Notre savoir nous a fait devenir cyniques. Nous sommes inhumains à force d’intelligence, nous ne ressentons pas assez et nous pensons beaucoup trop. Nous sommes trop mécanisés et nous manquons d’humanité. »
Le fait est que la science est comme la religion, et comme toute chose qui relève de l’humain : sans mesure ni sagesse, à l’excès et à l’étroitesse, les meilleures choses deviennent préjudiciables. Pour Bradbury, science et religion ne sont pas antinomiques et l’humain a besoin d’une forme de religion comprise comme une spiritualité, sans quoi les humains deviennent des « hommes perdus ».
À l’inverse, les Martiens savaient unir science et religion et ces deux matières s’enrichissaient mutuellement, ainsi ils ont cessé de « s’acharner à tout détruire » et « n’ont jamais laissé la science écraser l’art et la beauté ». Plus encore, le protagoniste s’écrie : « la science n’est rien de plus que l’exploration d’un miracle que nous n’arrivons pas à expliquer, et l’art l’interprétation de ce miracle »[13]. C’est pourquoi Bradbury, au fond, rejette la science-fiction telle qu’elle est définie par Campbell.
Chez lui, l’idée de religion est proche de celle d’Einstein ou de Spinoza, dans une acceptation étymologique du terme : la religion comme étant ce qui relie l’homme à la nature, aux autres êtres vivants et au Grand Mystère (le Wakan Tanka des autochtones américains). C’est la « religion cosmique » telle qu’exposée par Albert Einstein, l’un des grands scientifiques de notre histoire, notamment dans son œuvre Comment je vois le monde. Le titre de la nouvelle peut alors être compris comme une invocation pour la préservation de la foi, de l’humilité humaine et de ce Grand Mystère qu’est la Vie.
Les Ballons de feu abordent également le thème de la religion en mettant en scène des missionnaires chrétiens venant sur Mars dans le but d’absoudre les Martiens de leurs péchés. Les religieux s’avèrent être des individus obnubilés par le péché et embarrassés par le libre arbitre qu’ils considèrent volontiers comme le chemin tout tracé du Mal. Ils rencontrent ainsi les “sphères phosphorescentes” martiennes qui se trouvent avoir une vie proche de celle à laquelle tend le clergé régulier.
Leur libre arbitre leur a permis d’atteindre une vie faite d’équilibre et d’harmonie mais également de ne plus être vraiment vivants. Au-delà de l’immatérialité de leur enveloppe, le fait qu’ils n’aient plus de besoins primaires (reproduction, consommation) et qu’ils se trouvent au-delà des notions de bien et de mal, les rapprochen finalement du Dieu chrétien ou… du non-être.
Les missionnaires comprennent alors que la vérité qu’ils recherchent n’est pas unique, mais partielle et fragmentée : « il y a une vérité sur chaque planète. Toutes parties de la Grande Vérité »[14]. C’est finalement le retour à une forme de polythéisme qu’induit la tolérance religieuse ; et la conclusion des missionnaires mise en scène par Bradbury rappelle l’Anekāntavāda (qui pourrait être traduit par « réalité relative ») du jaïnisme et notamment la parabole indienne des « six aveugles et de l’éléphant ».
L’intérêt de la nouvelle de Bradbury est aussi de poursuivre dans la voie du renversement des lieux communs sur la conquête spatiale et l’extraterrestre hideux menaçant l’humanité, dans le sillage de Stanley G. Weinbaum, auteur d’une Odyssée martienne (Wonder Stories, juillet 1934) dans laquelle, pour la première fois, les extraterrestres sont des êtres sympathiques et inoffensifs. Si les premiers Martiens imaginés dans Ylla ne sont guère mieux que les humains dans leurs rapports de genre, ils sont beaux et s’avèrent spirituellement capables d’être plus évolués que les humains.
Les Hommes de la Terre et La Troisième Expédition surprennent parfaitement les conceptions classiques du lecteur grâce aux capacités d’illusions et au polymorphisme des autochtones de Mars. De même, Le Martien, fait à nouveau de l’autochtone une victime, non de la violence conquérante de l’humain, mais de l’égoïsme et l’avidité des humains, désireux qu’ils sont de combler leur manque affectif. D’ailleurs, l’humain ne semble capable d’empathie que pour ceux qui lui ressemblent et lui rappellent les membres de sa famille… quand bien même ils ne seraient que des robots (Les Longues Années).
Rencontre nocturne aborde la temporalité sous un angle intéressant avec l’idée sous-jacente que les lieux sont les témoins muets de l’Histoire. Là encore, Martien et Terrien s’avèrent finalement très semblables.
Bradbury insère dans l’œuvre une nouvelle dont le propos comme l’atmosphère apparaissent incohérents au regard des autres, Usher II, publiée dans Thrilling Wonder Stories en avril 1950. Elle demeure néanmoins très intéressante et se lit comme un hommage à l’univers fantastique et merveilleux en général, et à Edgar Allan Poe en particulier. Plus encore, cette histoire préfigure les années de censure de la période 1950–54, à l’instigation du sénateur républicain Joseph Raymond McCarthy.
En pleine psychose du complot communiste, le maccarthysme s’acharne à l’épuration de tous les éléments jugés subversifs, exploitant la situation nationale et le contexte international pour prétendre au bien-fondé de cette campagne, en s’attaquant en priorité aux milieux intellectuels et artistiques. C’est d’ailleurs dans cette nouvelle (et dans une moindre mesure celle intitulée Les Musiciens) que se mettent en place les idées développées par la suite dans Fahrenheit 451.
Bradbury y fustige sans pitié aucune les moralisateurs de toute espèce qui aseptisent le monde artistique, nuisent à la liberté d’expression et façonnent un monde littéraire à leur seule convenance. Il est difficile ici de ne pas faire de lien avec notre époque où les quelques éditeurs asphyxient les nouveaux talents, érodent tant la science-fiction qu’elle est réduite à une peau de chagrin et s’érigent comme des empires, imposant à la société les œuvres qu’ils jugent suffisamment rentables tout en prétendant connaître les goûts des lecteurs, alors que ce sont eux seuls qui les façonnent…
De même, nous assistons à une telle judiciarisation de la pensée et de la morale, corrélative à la judiciarisation de la société et des rapports sociaux en général, au nom de valeurs d’apparence très louables, qu’il est difficile de ne pas transposer le propos de Bradbury sur notre propre actualité : « On s’est mis à censurer […] sous la pression de tel ou tel groupe, au nom de telle orientation politique, tels préjugés religieux, telles revendications particulières ; il y avait toujours une minorité qui redoutait quelque chose, et une grande majorité ayant peur du noir, peur du futur, peur du passé, peur du présent »[15] Finalement, la légitimité de la censure, sous couvert de limites indispensables à la liberté d’expression, repose sur cette seule question : faut-il interdire l’expression aux intolérants au risque d’être intolérant soi-même ?
Les dernières nouvelles du recueil sont également très marquées par leur contexte d’écriture et font montre du passage que franchit la science-fiction à partir des années 1940. Avec la guerre, la découverte des camps d’extermination et les bombardements atomiques du 6 et du 9 août 1945 se pose désormais la question d’une barbarie humaine décuplée par la science et le progrès.
La science-fiction, et notamment celle que l’on trouve dans Astounding, ne peut persévérer dans la voie d’un positivisme béat, considérant avec un optimisme naïf toutes les avancées technologiques. Le ton du genre change, devenant plus sombre et fataliste, et apparaissent alors les premiers récits post-apocalyptiques.
Cette tonalité désespérée se retrouve dans Viendront de douces pluies (mai 1950) dans laquelle la terreur atomique laisse littéralement sa marque, à l’instar des ombres projetées d’Hiroshima et de Nagasaki, les objets et les corps humains ayant fait barrage au rayonnement thermique sur le béton… Cette nouvelle est un éloge funèbre à cette atrocité, comme un poème à l’absurdité humaine et à ses prouesses technologiques. C’est la triste célébration des remarquables capacités dont font preuve les humains lorsqu’il s’agit de progrès et d’autodestruction, tels les revers d’une même médaille.
D’un point de vue stylistique, elle est également très intéressante car construite sur la personnification de la maison et des robots qu’elle contient mais également du feu. Son titre renvoie à l’équilibre des choses et au cycle de la vie et de la mort, le feu lui-même éteint ensuite. C’est aussi une leçon d’humilité et l’histoire de la lutte de la technologie contre un élément naturel invincible ; contre Dieu ou la Nature. Enfin, l’idée de Bradbury est très réaliste car, en dehors de certains déchets nucléaires, il y aurait peu de vestiges de notre civilisation qui perduraient au-delà de cinq cents ans et le feu saurait détruire le reste, notamment le plastique.
Enfin, The Million-Year Picnic, parue pour la première fois dans Planet Stories à l’été 1946, première nouvelle d’un point de vue chronologique, et pourtant placée en guise de conclusion du recueil, inaugure la période caractérisée par ce que Millet et Labbé nomment « le désenchantement de la science-fiction » et l’humanité n’a plus que pour seul espoir de tenter de recommencer quelque chose de mieux, ailleurs.
La nécessité pour les protagonistes de se considérer désormais comme des Martiens est sans doute plus profonde que ce que l’on comprend en première lecture. Ce n’est peut-être pas seulement la “chute” d’une nouvelle, mais une interrogation sur la nécessité de s’affranchir de la conception traditionnelle de l’humain tel qu’elle nous a définit jusqu’à présent pour accepter de devenir quelque chose d’autre. Mars n’aurait ainsi pas besoin de terraformation, mais l’humain d’évolution de sa nature.
Les Chroniques Martiennes forment un classique de la science-fiction. Sans échapper à son contexte d’écriture, par la forme comme le fond, l’œuvre de Bradbury ouvre le genre à une nouvelle dimension : celle de l’anticipation poétique et onirique où, d’enchantements en désespoirs, rêve et cauchemar se confondent.
Et si Colson et Ruaud ont raison, en ce qu’ils considèrent que la science-fiction a pour but inavoué de préparer l’inconscient collectif à des évolutions historiques à venir, espérons que l’humain devienne un Martien avant de coloniser Mars, pour lui donner une chance de sauver la Terre comme l’humanité.
[1] Ray Bradbury, Chroniques martiennes, Folio, coll. « Folio SF », 2008, pp. 12 et 13.
[2] Entretien avec Devin D. O’Leary, « Grandfather Time — An Interview with Ray Bradbury », paru dans Weekly Wire, 27 septembre 1999.
[3] Stan Barets, Le science-fictionnaire 1, Denoël, coll. « Présence du futur », 1994, p. 86.
[4] Gilbert Millet et Denis Labbé, La Science-fiction, Belin, coll. “Sujets”, déc 2001, p. 387.
[5] Jacques Sadoul, Anthologie de la littérature de science-fiction, Ramsay, 1981.
[6] Lorris Murail, Les Maîtres de la science-fiction, Bordas, coll. « Compacts », 1993.
[7] Annick Beguin, Les 100 principaux titres de la science-fiction, Cosmos 2000, 1981.
[8] Raphaël Colson et André-François Ruaud, Science-fiction : Les frontières de la modernité, Mnemos Editions, coll. « Icare », 2008, p. 7.
[9] Op. cit., Colson & Ruaud, p. 14.
[10] White Anglo-Saxon Protestant, archétype du colon d’Amérique du Nord.
[11] Littéralement « Et que la lune soit toujours aussi brillante », malheureusement traduit par « … Et la lune qui brille » dans l’édition française.
[12] Surnommé « le bouledogue de Darwin » en raison de l’ardeur avec laquelle il défendait la théorie de l’évolution.
[13] Op. cit., Bradbury, p. 113.
[14] Op. cit., Bradbury, p. 169.
[15] Op. cit., Bradbury, pp. 210 –211.