Sylvie Aflalo-Haberberg, Tu me vois

L’image qui (nous) revient

Syl­vie Aflalo-Haberberg part tou­jours d’un désastre. Comme Flau­bert, elle pour­rait dire : “Madame Bovary c’est moi” ( même si elle pré­fère la Madame Arnoux de L’éducation sen­ti­men­tale, ancêtre de Lol V Stein) et comme Sartre : “L’enfer c’est les autres”. Car la ques­tion de l’identité butte tou­jours sur celle de l’autre et de l’image qu’on s’en fait. L’homme, le mâle, ce bois flotté y découvre sa pas­si­vité et sa fai­blesse au nom de laquelle il peut soit, comme l’Etranger de Camus, abdi­quer, soit, comme les héros de Sade, affi­cher son pou­voir.
Dans Tu me vois l’autre qui fait son œuvre est l’autre de soi-même comme l’autre de l’autre. Bref, il vient du dedans ou du dehors, il parle ou plus exac­te­ment se montre. Même absent, il fait son œuvre. Il repré­sente un seuil. Celui-ci génère une réac­tion de recul (voire rejet) ou d’attraction (voire fusion). Soit on s’en pro­tège dans la béa­ti­tude exal­tante de n’être plus rien, soit on y plonge avec la même exaltation.

Un des pro­pos de Syl­vie Aflalo-Haberberg est d’explorer cette alliance — finie ou infi­nie — de l’attache, de l’attente. Rien ne sert de le nier : l’autre est là. Plus on essaye de s’en abs­traire, plus il revient. Il fonde ce que et dont nous sommes dans la pré­caire “assu­rance” qui nous habite. Nous ne lui échap­pons donc pas comme si nous n’étions rien sans lui. Il est notre rien d’autre. Il reste notre inson­dable prio­rité.
Son impos­sible approche et sa néces­sité attestent l’absolu de la pho­to­gra­phie. Elle le nie (effa­çant le visage du même ou de la même) autant qu’elle l’appelle.

Une telle oeuvre pose le pro­blème cen­tral de l’esthétique et de l’existence : qui montre à qui et quoi ? Quelle est donc cette iden­tité fon­da­men­tale de réver­si­bi­lité de la pho­to­gra­phie ? Cer­tains, pour y par­ve­nir, n’y vont pas par quatre che­mins : le “je” grimé ou tel quel s’empare de l’image. D’autres pro­posent une voie inverse. Syl­vie Aflalo-Haberberg est de ceux-là. Elle impose à sa créa­tion son “je me tais, je tais, je m’efface. Com­pre­nez : on s’efface”. Elle rap­pelle que pho­to­gra­phier c’est lais­ser pres­sen­tir que quelque chose de l’autre parle même s’il n’est pas là.
Il existe sans doute, fina­lisé et for­ma­lisé, un réser­voir de symp­tômes gros­sis­sants ou une suite de cas capables d’illustrer (comme l’a fait Ernst Jones avec le cas Ham­let) des typo­lo­gies névro­tiques, psy­cho­tiques ou autres. Néan­moins, l’auteure de ses lignes se gar­dera de telles pro­jec­tions. Elle reste sur ses gardes : Freud est d’ailleurs très pré­cis sur le sujet. Il a mis bien des bémols sur toute psy­cha­na­lyse de l’art même s’il semble pos­sible que la pro­duc­tion artis­tique repré­sente un sub­sti­tut à la satis­fac­tion ins­tinc­tive à laquelle il convient de renon­cer dans la vie réelle.

Affir­mer que l’oeuvre de la créa­trice ne serait là que pour répondre aux satis­fac­tions ima­gi­naires de désirs incons­cients serait sans doute hasar­deux. Néan­moins, dans son livre la créa­trice pro­pose son inter­pré­ta­tion qui déplace bien des visions éro­tiques fon­dées sou­vent sur l’identité des “actantes”. Demeu­rant caché, l’inconscient du “voyeur” se voit ren­voyé à une autre satis­fac­tion tant l’artiste brouille sa vision entre l’évidence des situa­tions et l’obscur qui les anime.
D’autant que le point de vue sur les exis­tences ne se heurte pas ici à la propre image de l’artiste mais à l’immobilité, au manque, au ratage ins­crit dans la struc­ture du, dit-elle “vide qu il y a en Elle. De son savoir sur le vide” .

Loin de la simple image-miroir, de tels cli­chés per­mettent de “pen­ser” l’autre sans qu’il soit à l’image puisqu’il n’est qu’attendu ou atten­dant. Et, par la bande, Syl­vie Aflalo-Haberberg n’évoquerait-elle pas la vie des hommes infâmes qui par leur amour mal assuré n’offrent que la simple dis­tri­bu­tion dans le vide d’un aban­don annoncé ?
Si l’artiste ne prend jamais la place des autres qu’elle pro­jette, elle met tou­te­fois du cor­tège dans sa propre repré­sen­ta­tion. Elle pro­pose moins du fan­tasme qu’une ouver­ture abys­sale. Elle nous apprend que le dedans sera tou­jours plus pro­fond et plus loin­tain que le monde exté­rieur. A ce titre, le pro­pos d’une telle oeuvre est une per­pé­tuelle mise en abyme.

Certes, la for­mule eut son temps de mode mais elle n’a cesse de rete­nir la pho­to­gra­phie vivante en la pous­sant vers des ter­ri­toires incon­nus que découvre non l’énoncé mais le lan­gage des images. Celui-ci n’a pas d’autre “rai­son” que cette folie : enfer­mer le dehors en une inté­rio­rité d’attente. La créa­trice l’ “image” moins dans un dédou­ble­ment du un qu’un redou­ble­ment du autre.
Est-ce à dire que l’artiste pour­rait affir­mer comme Deleuze : “je ne me ren­contre pas à l’extérieur, je trouve l’autre en moi” (in Fou­cault, p. 105). La ques­tion reste ouverte car n’y aurait-il pas alors une forme de tautologie ?

jean-paul gavard-perret

Syl­vie Aflalo-Haberberg, Tu me vois, En vente Librai­rie Tschann, 125 bld Mont­par­nasse, Paris VI ou à : sylvie.haberberg@wanadoo.fr 

1 Comment

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One Response to Sylvie Aflalo-Haberberg, Tu me vois

  1. Jeanne

    En un je(u) l’autre aimant du dedans sans attachement

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