Plongée réussie dans l’un des immenses bidonvilles de Nanterre dans les années 60.
La Bande Dessinée accède depuis déjà quelques années au rang d’art littéraire et graphique à part entière. Ce travail de Laurent Maffre le prouve une fois de plus, alternant des planches très fouillées et d’autres extrêmement épurées, pour nous offrir une véritable plongée dans la vie des habitants de l’un des immenses bidonvilles de Nanterre dans les années 60.
Le récit est en fait assez complexe malgré la linéarité et la simplicité de la ligne narrative principale (l’histoire de la famille de Kader, un mécanicien), utilisant le très cinématographique flash-back afin d’explorer le passé de certains personnages, et scruter ainsi leurs motivations, leurs doutes, leurs désespérances parfois, face à ce défi de l’émigration. Ainsi s’insèrent dans la chronologie du récit des épisodes antérieurs : de la guerre d’Algérie, de la lutte en France des clandestins du FLN, achevée tragiquement une nuit d’octobre 1961, et de cette manifestation sévèrement réprimée par la police de Papon. C’est à dire tout un contexte tragique aux débuts de l’installation, pendant ensuite toute la durée des années 60, de ces travailleurs et de leurs familles, à deux pas des cités HLM qu’ils construisaient et qui étaient encore trop bien pour eux, puisqu’on préférait leur attribuer (en échange de bakchich conséquents, comme le montre le livre) des « logements » dans des cités de transit, un très provisoire qui a duré de très longues années, mais qui paraissait à ces familles paradisiaque, après la vie en bidonville.
C’est en effet le quotidien de cette existence terrible qui fait le cœur du récit de Laurent Maffre, depuis l’arrivée en octobre 62 de la femme de Kader, venue le rejoindre avec leurs deux enfants. On découvre alors le bidonville à travers les yeux de cette femme qui ne s’était pas imaginé quitter son village pour un tel taudis. On partage la gêne et la honte de l’homme de n’offrir à sa famille qu’un baraquement froid avec des fuites dans le toit de tôles, et une lutte permanente contre la désespérance et le découragement qui s’installent. On sent le danger qui menace, sous la forme de l’incendie, de la maladie ou des contrôles opérés par une brigade spéciale, surveillant les éventuelles constructions (illégales et punies de destruction ou d’expulsion) que les habitants faisaient en cachette. On suit le parcours du jeune garçon de la famille à l’école du coin, dans laquelle, on le devine, il va trouver (sous la surveillance de sa mère intransigeante et grâce à la bienveillance sévère de l’instituteur) le seul recours pour son intégration à venir dans la société française. On découvre aussi les amitiés qui se nouent avec le patron du garage de Kader, venant dans le bidonville avec sa femme partager le repas et l’hospitalité maghrébine, pour retourner ensuite dans le confort tout relatif de leur petit pavillon de banlieue.
Pas de manichéisme ni de naturalisme trop poussés, juste un réalisme tendre, qui ne se départit jamais d’une touche réellement onirique, dans la prose ou le dessin. Car cette aventure, on le voit bien, est née d’un rêve, du rêve d’un ailleurs, inspiré par exemple d’une carte postale de l’Opéra (celle que l’on envoie ou que l’on montre à la famille pour dire où l’on habite), un rêve dont le bidonville est à la fois le fossoyeur et la tombe, à partir de quoi l’histoire doit recommencer, prendre un départ neuf, en abandonnant la plus grande part de ces illusions (de richesse, de retour, de bonheur conjugal…) sur lesquelles il s’était bâti, au soleil des djebels.
Inspiré aussi des récits d’une travailleuse sociale, Monique Hervio, dont un condensé est proposé en fin de volume (elle apparaît, semble-t-il, comme personnage dans la BD), ce travail est finalement un remarquable témoignage d’une réalité dont toute trace a complètement disparu et dont la mémoire honteuse n’est pas alimentée par les familles qui l’ont traversée. Un témoignage d’une permanente cohérence, formelle et narrative, et d’une qualité artistique indéniable, ce qui ne gâte rien.
agathe de lastyns
Laurent Maffre, Demain, Demain : Nanterre, bidonville de la Folie, 1962–1966, suivi de Monique Hervio, 127, rue de la Garenne, Actes Sud BD/ Arte Editions, mars 2012, 184 p.- 23,00 € |