Laurent Maffre, Demain, Demain : Nanterre, bidonville de la Folie, Monique Hervio, 127, rue de la Garenne

Plon­gée réus­sie dans l’un des immenses bidon­villes de Nan­terre dans les années 60.

La Bande Des­si­née accède depuis déjà quelques années au rang d’art lit­té­raire et gra­phique à part entière. Ce tra­vail de Laurent Maffre le prouve une fois de plus, alter­nant des planches très fouillées et d’autres extrê­me­ment épu­rées, pour nous offrir une véri­table plon­gée dans la vie des habi­tants de l’un des immenses bidon­villes de Nan­terre dans les années 60.

Le récit est en fait assez com­plexe mal­gré la linéa­rité et la sim­pli­cité de la ligne nar­ra­tive prin­ci­pale (l’histoire de la famille de Kader, un méca­ni­cien), uti­li­sant le très ciné­ma­to­gra­phique flash-back afin d’explorer le passé de cer­tains per­son­nages, et scru­ter ainsi leurs moti­va­tions, leurs doutes, leurs déses­pé­rances par­fois, face à ce défi de l’émigration. Ainsi s’insèrent dans la chro­no­lo­gie du récit des épi­sodes anté­rieurs : de la guerre d’Algérie, de la lutte en France des clan­des­tins du FLN, ache­vée tra­gi­que­ment une nuit d’octobre 1961, et de cette mani­fes­ta­tion sévè­re­ment répri­mée par la police de Papon. C’est à dire tout un contexte tra­gique aux débuts de l’installation, pen­dant ensuite toute la durée des années 60, de ces tra­vailleurs et de leurs familles, à deux pas des cités HLM qu’ils construi­saient et qui étaient encore trop bien pour eux, puisqu’on pré­fé­rait leur attri­buer (en échange de bak­chich consé­quents, comme le montre le livre) des « loge­ments » dans des cités de tran­sit, un très pro­vi­soire qui a duré de très longues années, mais qui parais­sait à ces familles para­di­siaque, après la vie en bidonville.

 

C’est en effet le quo­ti­dien de cette exis­tence ter­rible qui fait le cœur du récit de Laurent Maffre, depuis l’arrivée en octobre 62 de la femme de Kader, venue le rejoindre avec leurs deux enfants. On découvre alors le bidon­ville à tra­vers les yeux de cette femme qui ne s’était pas ima­giné quit­ter son vil­lage pour un tel tau­dis. On par­tage la gêne et la honte de l’homme de n’offrir à sa famille qu’un bara­que­ment froid avec des fuites dans le toit de tôles, et une lutte per­ma­nente contre la déses­pé­rance et le décou­ra­ge­ment qui s’installent. On sent le dan­ger qui menace, sous la forme de l’incendie, de la mala­die ou des contrôles opé­rés par une bri­gade spé­ciale, sur­veillant les éven­tuelles construc­tions (illé­gales et punies de des­truc­tion ou d’expulsion) que les habi­tants fai­saient en cachette. On suit le par­cours du jeune gar­çon de la famille à l’école du coin, dans laquelle, on le devine, il va trou­ver (sous la sur­veillance de sa mère intran­si­geante et grâce à la bien­veillance sévère de l’instituteur) le seul recours pour son inté­gra­tion à venir dans la société fran­çaise. On découvre aussi les ami­tiés qui se nouent avec le patron du garage de Kader, venant dans le bidon­ville avec sa femme par­ta­ger le repas et l’hospitalité magh­ré­bine, pour retour­ner ensuite dans le confort tout rela­tif de leur petit pavillon de banlieue.

Pas de mani­chéisme ni de natu­ra­lisme trop pous­sés, juste un réa­lisme tendre, qui ne se dépar­tit jamais d’une touche réel­le­ment oni­rique, dans la prose ou le des­sin. Car cette aven­ture, on le voit bien, est née d’un rêve, du rêve d’un ailleurs, ins­piré par exemple d’une carte pos­tale de l’Opéra (celle que l’on envoie ou que l’on montre à la famille pour dire où l’on habite), un rêve dont le bidon­ville est à la fois le fos­soyeur et la tombe, à par­tir de quoi l’histoire doit recom­men­cer, prendre un départ neuf, en aban­don­nant la plus grande part de ces illu­sions (de richesse, de retour, de bon­heur conju­gal…) sur les­quelles il s’était bâti, au soleil des djebels.

Inspiré aussi des récits d’une tra­vailleuse sociale, Monique Her­vio, dont un condensé est pro­posé en fin de volume (elle appa­raît, semble-t-il, comme per­son­nage dans la BD), ce tra­vail est fina­le­ment un remar­quable témoi­gnage d’une réa­lité dont toute trace a com­plè­te­ment dis­paru et dont la mémoire hon­teuse n’est pas ali­men­tée par les familles qui l’ont tra­ver­sée. Un témoi­gnage d’une per­ma­nente cohé­rence, for­melle et nar­ra­tive, et d’une qua­lité artis­tique indé­niable, ce qui ne gâte rien.

agathe de lastyns

 

   
 

Laurent Maffre, Demain, Demain : Nan­terre, bidon­ville de la Folie, 1962–1966, suivi de Monique Her­vio, 127, rue de la Garenne, Actes Sud BD/ Arte Edi­tions, mars 2012, 184 p.- 23,00 €

 

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