Colin Lemoine, Qui vive

Pulsion sco­pique

Colin Lemoine pense mal. Et écrit très bien. Car en lieu et place de ce qu’une telle fic­tion aurait pu être — un roman de for­ma­tion -, le livre se retourne . Il décons­truit les regards atten­dus sur ce qui tien­drait de l’apprentissage et de l’éducation. Mais sans pour autant tra­hir véri­ta­ble­ment des secrets.
A vue d’enfant, le livre ser­pente dans le plus injuste des pou­voirs : celui de la mémoire qui désa­grège. Au sein d’ailleurs non des mou­ve­ments qui déplacent non les mon­tagnes mais les lignes intimes. La vision du passé ne sur­vit en rien par des anec­dotes ou des pagno­lades mais par la manière d’empiéter sur le passé du plai­sir de l’autre à défaut de soi-même où “tout était pos­sible, y com­pris l’extase, pourvu que l’on eut quelque règle et un com­pas dans l’oeil”.

Le nar­ra­teur le pos­sède et passe même son temps à avi­ser. Pour le scrip­teur et vu son âge au moment de l’histoire il y a là mère et père, une fille qu’on appe­lait jadis “bonne amie” et un ami comme on en a un tel âge. Que celui-ci soit de rai­son ou pas n’est pas le pro­blème. D’autant qu’un tel livre ne se sou­cie pas de morale. Il évite l’artificialité, l’abstraction et l’animalité. Ce qui fait de lui et en soi une excep­tion au nom de l’ami qui semble déro­ger à la règle.
Mais il y a plus encore. Colin Lemoine n’est pas bavard lit­té­rai­re­ment par­lant. Il sait ména­ger les silences voire les sou­pirs. De l’aveuglement, il passe à  l’écarquillement. Ne cher­chant ni sup­plique ni conso­la­tion, le nar­ra­teur à la des­truc­tion pré­fère une cer­taine forme de dés­illu­sion (mais est-ce le bon mot ?).

Dès lors, il peut regret­ter cer­tains moments forts mais il a appris à faire sans. Il n’y a donc pas de pan­dé­mie au désastre mais plu­tôt une voca­tion à la vie lorsque le héros arrive enfin à se défaire de ce peu de soi qui n’était pas lui même si la vieille culpa­bi­lité ne se quitte pas faci­le­ment. Ce beau roman est celui de la parole libé­rée. Et ce, même si le titre est trom­peur puisque ce “Qui vive” est une adresse faite à un mort, Alain, ami très cher du père du nar­ra­teur. Et encore plus de lui-même.
Le livre oscille entre défi­gu­ra­tion et refi­gu­ra­tion et trans­forme le corps en langue et ren­verse le prin­cipe chré­tien du verbe qui se fait chair au pro­fit de la chair faite verbe — ce qui est bien dif­fé­rent. Il existe  dans ce pre­mier roman et son acte de “piété” un “tu accou­che­ras dans la dou­leur”, mais l’auteur a retenu la leçon d’Artaud et en a fini avec le juge­ment de Dieu. Et cet accou­che­ment se fait sans ni péri­du­rale ni mul­tiples anes­thé­siants ou anal­gé­siques. Mais il s’exonère aussi de tout se qui vien­drait enrayer le mys­tère, l’indicible.

Le roman n’est pas un Vive la mor­phine, mais un A bas la dou­leur!  Il reste tou­te­fois le plus sub­til appren­tis­sage d’une forme de “frus­tra­tion” qui repousse le niveau des limites phy­siques et psy­cho­lo­giques que le roman cultive géné­ra­le­ment.
Tout passe par sinon la consé­cra­tion du moins une forme sub­tile de célé­bra­tion dans un tra­vail essen­tiel en tenant les tabous — soient-ils mater­nels — comme secon­daires même si entre “le plai­sir et le voeu” reste un espace vacant.

A sa manière, Colin Lemoine dit leurs faits aux cul-serrés tout en ne s’en sou­ciant guère. Car il a mieux à faire pour remettre en ques­tion toute notre culture, par­ti­cu­liè­re­ment reli­gieuse. L’auteur montre que nos moeurs sont en train d’évoluer mais que ce n’est pas encore évident.
Si bien que, dans ce roman magis­tral conçu comme un “dou­dou” des plus étranges, tout devient l’envers du Temps Perdu.

L’ombre qui plane demeure une ombre blanche qu’il convient d’appréhender par la grâce de l’écriture d’analyse et de (dé)raison.

lire notre entre­tien avec l’auteur

jean-paul gavard-perret

Colin Lemoine, Qui vive, Gal­li­mard, col­lec­tion Blanche, Paris, 2019, 120 p. — 12, 50 €.

Leave a Comment

Filed under Chapeau bas, Romans

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

*

Vous pouvez utiliser ces balises et attributs HTML : <a href="" title=""> <abbr title=""> <acronym title=""> <b> <blockquote cite=""> <cite> <code> <del datetime=""> <em> <i> <q cite=""> <strike> <strong>