Quentin Foureau (photo : Aabigail Cyanure) est un jeune conteur breton qui, après un master recherche en littérature, a publié diverses nouvelles et s’est passionné pour la transmission des contes.
Vous pouvez ainsi le retrouver dans des festivals, veillées, bars et médiathèques (le 1er mars aura lieu la soirée « Des contes et des toiles » à la médiathèque Jacques Demy à Nantes, sur les tableaux des romantiques allemands. Quentin proposera des contes inspirés du peintre Caspar Friedrich), où il enchante son public de ses contes mystérieux et tirés du folklore européen. Il a eu la gentillesse de répondre à mes questions à propos de son activité pour le moins insolite, bien qu’ancestrale.
Entretien :
On a souvent une image du conteur comme un vieil homme barbu, mais toi tu es plutôt jeune ! Qu’est-ce qui t’a poussé à faire ce métier ?
Je pourrais commencer par l’adage « Depuis tout petit, j’ai toujours aimé… », ce qui serait vrai : d’après mes parents, je connaissais par cœur, au mot près, une version écrite des Trois petits cochons avant de savoir lire. Je me souviens également que, lors de vacances d’été dans la Creuse, un conteur nocturne dans un parc aux loups m’avait beaucoup marqué. Mais ma vocation pour le conte s’est pleinement révélée plus tard, à l’âge adulte. Je suis entré dans cette pratique par mes premières publications écrites aux éditions Luciférines.
En 2014, l’éditrice m’avait proposé d’aller exposer mes publications à la convention Scorfel de Lannion. Le premier soir de la convention, une conteuse, qui était venue proposer des séances de contes pour un public familial, a présenté aux adultes une séance de contes d’horreur dans les sous-sols de la salle. J’y suis descendu, et je n’étais plus la même personne en remontant. Quelque chose m’avait saisi et m’avait nourri pour des années, durant ces quelques dizaines de minutes d’écoute tremblante et d’imagination en pleine liberté. Il me semblait que j’avais quelque chose à aller chercher coûte que coûte sur ce chemin.
En rentrant chez moi, je suis allé acheter et emprunter quelques livres de contes traditionnels bretons. En les montrant à une amie, son compagnon m’a proposé de venir assister, le week-end suivant, à un spectacle de contes qu’il organisait, et de me présenter le conteur. Ce conteur, François Debas, est devenu quelques mois plus tard mon formateur : j’ai suivi ses ateliers durant deux ans, en m’exerçant devant mes amis, puis en saisissant des opportunités de conter en public. Peu de temps après, avant même que je ne le réalise pleinement, j’étais programmé pour la première fois dans des petits festivals ou dans des bars de Rennes, j’assurais quelques veillées contées dans des colonies de vacances… Et depuis plus de deux ans maintenant, je travaille quotidiennement à cet art du conte et de sa transmission.
Ce qui m’a poussé à faire ce métier réside donc en cette certitude, sous la forme d’une sorte de révélation, que quelque chose de très important, de nourrissant pour ma vie, se joue en lui. Mais je n’aurais peut-être jamais entretenu cette certitude sans les encouragements de mes proches, du public de plus en plus nombreux, des autres conteurs professionnels que j’ai pu rencontrer, et sans constater la nécessité primordiale que chacun porte en soi d’entendre et d’imaginer des histoires, des contes, des légendes et des mythes.
Tu dis puiser dans le répertoire fantastique d’Europe. Quels sont les légendes et récits qui te plaisent le plus et pourquoi ?
Mon répertoire de prédilection est le conte traditionnel fantastique, car le surnaturel du fantastique est aberrant tout en étant solide. C’est la différence avec le conte merveilleux, dans lequel l’inversion des lois naturelles de notre monde – ce que nous pourrions appeler « magie » – est une évidence. Mais le point commun entre le fantastique et le merveilleux réside dans leurs portées hautement symboliques. Si le conte merveilleux se veut initiatique, le conte fantastique se veut avertisseur, ambassadeur de mondes que nous craignons tout en les admirant et les en acceptant, même inconsciemment.
En contant dans le répertoire fantastique traditionnel, et en privilégiant pour le public adulte le registre de la peur, je tente de saisir ce qui pouvait avoir un sens profond lorsque – il y a encore peu de temps – l’on ne pouvait s’éclairer, se réchauffer et se protéger aussi facilement qu’aujourd’hui. Tous ces inconforts semblent ressurgir par la simple évocation du diable, d’un spectre ou d’une malbête, mais ressurgir avec une délicieuse acidité. Une image qui me touche beaucoup est celle du feu, qu’il soit de camp, de cheminée ou rituel : il protège des ténèbres et du froid autant qu’il semble en être le meilleur lit pour l’imaginaire.
Quant à l’Europe, j’aime conter ce qui a été collecté près de l’endroit où je conte. Je veux tenter de proposer aux spectateurs une autre dimension de leur environnement proche. Pour ce domaine, le meilleur matériel est la légende. Le conte possède une portée universelle dans une communauté plus ou moins nombreuse pour exprimer des interdits tout autant universels ; la légende est précisément localisée et vise à expliquer un fait divers ou historique, parfois très ancien mais marquant, d’une façon surnaturelle, faute d’en avoir une explication naturelle. La forêt primordiale de Blanche-Neige peut être n’importe quelle forêt d’Europe. Mais les « Roches au Diable » et les « Baies des trépassés » ne peuvent changer de place ni d’histoire. Elles sont localisées dans les archives, sur les cartes, nommées…
Le conte permet aussi cette possibilité, mais de manière plus individuelle (justement par son universalité). Je me souviens qu’à Rennes, quelques temps après une veillée durant laquelle j’avais raconté L’Homme à la peau d’ours de Grimm, un spectateur m’a reconnu dans un café et m’a dit que, lorsqu’il était rentré chez lui après cette veillée, il était passé près d’un champ en jachère au milieu duquel trônait un vieux chêne. Et que, dorénavant, dans son esprit, ce champ serait toujours celui où le soldat du conte rencontre le diable qui l’oblige à porter une peau d’ours en échange d’une sacoche toujours pleine d’or. Ce que m’a dit cette personne a été pour moi la preuve que, ce soir-là, j’avais réussi à aller au bout de ce qui me passionne, que j’avais réussi mon travail.
Je peux aussi te donner quelques titres de contes que j’aime raconter régulièrement : je suis toujours aussi possédé par La Goulue (Jean-François Bladé, Gascogne) ; je suis un inconditionnel de Claude Seignolle, surtout du Gâloup et du Venin de l’Arbre ; et pour conter le diable, j’aime beaucoup Le Cavalier infernal (François Cadic, Bretagne) et Ravage, le garde-chasse du Diable (Ernest du Laurens de la Barre, Bretagne), sans oublier les fameux récits de Le Braz
Pourquoi cette fascination envers les créatures fantastiques et diaboliques ?
Avant tout, parce que j’en ai très peur moi-même. Ma terreur envers les loups-garous est toujours la même depuis que je suis enfant. L’hybridité, sous toutes ses formes, m’effraie énormément. Par l’imaginaire et sa maîtrise, elle est devenue une fascination. Il me semble que, pour bien raconter une histoire, je doive d’abord l’avoir vécue. Intérieurement, fictivement, mais profondément et intégralement. Je dois avoir eu peur du diable ou du Gâloup pour pouvoir les raconter comme ils le méritent.
Ensuite parce qu’elles symbolisent dans les contes traditionnels des thèmes et des imaginaires qui me fascinent également : l’état primordial de certaines puissances (telluriques, saisonnières, nocturnes), la religiosité et la ritualisation de ces puissances, certaines thématiques sociologiques aussi (la séduction, l’abandon, l’interdit).
Tu es aussi écrivain, tu as notamment publié des nouvelles aux éditions Luciférines. Est-ce que tes récits s’inspirent de ces contes ?
Pour mes premiers écrits, comme Il paraît que je suis fou ou Amphytryon, je n’avais pas encore découvert ou assez avancé dans l’art du conte et de sa transmission. Bien que j’y sois déjà sensible à l’époque, ces premiers textes trouvent plutôt leurs inspirations dans la littérature d’horreur contemporaine que dans la tradition populaire.
Et évidemment, lorsque je suis devenu conteur, puis lorsque le conte a pris une place centrale dans ma vie, mes écrits en ont été pleinement inspirés : le mythe dionysiaque dans Le Cortège (éditions Ragami) par exemple, ou plus récemment la légende de la Vouivre et l’environnement rural et religieux dans Ventre-Marais (éditions Malpertuis) [voir le teaser des Contes du Marais]. Lettres à un ogre, que je t’ai fait parvenir pour Sortilège, est une idée qui m’est venue naturellement et que j’ai tenté de rendre naturelle en adaptant la sorcellerie à mes esthétiques et thématiques préférées. J’ai délaissé pendant un peu plus d’un an l’écriture pour me consacrer au spectacle de contes, mais depuis plusieurs mois, je retourne à mon écritoire pour faire profiter ma plume de cette énergie folle et de cette inspiration que me donne l’art du conte et de la légende.
Quels sont les points communs du conteur et de l’écrivain ?
Je pense que le point commun principal est la puissance de l’imaginaire : elle se manifeste différemment, bien sûr, mais la créativité, voire la démiurgie, varie en forme et en énergie pour lui donner son plein essor. Un écrivain a tout son temps, par un langage écrit figé et rythmé silencieusement, pour créer son univers. Un conteur créé beaucoup intérieurement, pour l’exprimer en temps réel, le temps de sa voix et de ses gestes, pour façonner cet univers.
Le deuxième serait celui de l’inspiration : se saisir librement des histoires déjà présentes, des figures et des personnages fictifs plus ou moins connus, pour en proposer une autre puissance. Sans aller jusqu’au plagiat, au vol d’idées ou de création, le conteur et l’écrivain sont créateurs d’un éternel palimpseste imaginaire, et je pense que mon travail dans chacune de ces pratiques est de saisir l’universalité pour la rendre intégralement individuelle. Cela rejoint peut-être l’idée du rôle de passeur, de transmetteur…
Le métier de conteur est très ancien, as-tu l’impression de continuer une sorte de tradition sacrée, dans le sens où le conteur est peut-être, avec les vieux parchemins, le gardien d’une mémoire ancestrale ?
Le métier en tant que tel ne semble pas si ancien que cela dans la tradition populaire : s’il y a toujours eu des individus d’une communauté qui avaient la charge de raconter les mythes et les contes, ils avaient aussi d’autres fonctions (religieuses ou mystiques), et parfois même d’autres métiers : ainsi, dans les veillées des siècles passés, les contes n’étaient pas racontés par un conteur attitré, mais par les personnes qui parlaient le mieux, qui en savaient le plus, et qu’on prenait le plus de plaisir à écouter. La parole de l’imaginaire circulait beaucoup, plusieurs personnes pouvaient raconter. La pratique est très ancienne, mais le métier avait souvent une forme multiple.
Mais effectivement, je fais de mon mieux pour m’inscrire dans une chaîne que je considère sacrée en bien des facettes. La nécessité de l’imagination de chacun, celle de perpétuer et sauvegarder un patrimoine immatériel parfois aussi ancien que l’écriture (conter Gilgamesh m’a beaucoup marqué). J’ai appris que cette pratique dépasse son pratiquant (au sens presque religieux du terme), qu’elle fait appel à des puissances humaines mais aussi très abstraites, avec des réactions parfois très fortes du côté du conteur et du public. Mais je ne me considère pas comme un « gardien », car je ne veux justement rien garder pour moi seul, ni empêcher qui que ce soit d’en profiter. Aussitôt que j’entends ou lis une légende, un conte, un mythe qui me touche, j’ai très envie, voire besoin, de le partager et de le faire connaître, renaître et perdurer. Surtout auprès du jeune public : j’insiste souvent auprès des enfants sur le fait que les histoires qu’ils viennent d’entendre leur appartiennent maintenant autant qu’à moi, et qu’ils peuvent aller les raconter avec leurs mots, leurs peurs ou leurs propres interprétations.
Comme le conteur ancien, tu es itinérant. Est-ce difficile de trouver des endroits où raconter ? Comment cela se passe-t-il ?
À la différence du rôdeur-conteur qu’on imagine marcher de village en village pour échanger quelques histoires contre un fond de grange ou une paillasse près du feu, j’ai un logement dans lequel je vis une grande partie de l’année (rires). J’essaie chaque année d’être programmé dans des festivals, des événements culturels, des structures publiques et des lieux privés que j’aime, qui m’attirent, où je n’ai pas conté et qui veulent bien m’accueillir. Il m’arrive de prévoir des voyages de plusieurs jours pour assurer plusieurs veillées ou spectacles. L’itinérance véritable, à travers le pays à bord d’un camion, est un de mes rêves qui se réalisera peut-être plus tard.
En règle générale, je n’ai jamais fait face à un refus catégorique sur le principe. Mais les obstacles qui peuvent se dresser relèvent parfois du public visé (qui ne se déplace pas dans certains lieux pour écouter attentivement des contes). Je contacte un lieu où je pense pouvoir raconter tout en lui rendant service, en le mettant en valeur, et nous discutons ensuite d’un projet qui s’inscrit souvent dans une dynamique culturelle et patrimoniale, ou bien éducative.
Selon toi, quelles sont les qualités d’un bon conteur ?
Je ne saurais me prononcer au nom de tous les conteurs et conteuses qui exercent : s’il y a des règles, des qualités intrinsèques à l’art du conte, elles peuvent et parfois doivent être remises en question de manière expérimentale, pour saisir l’infini des possibilités de raconter une histoire sous tous ses aspects et ses puissances. Mais pour moi, il semble qu’il soit très difficile d’être conteur sans avoir un imaginaire développé, profond et foisonnant. Des talents de comédien et de mime peuvent aussi donner beaucoup de force à un conte. Peut-être que l’on peut réunir tout cela sous un même verbe : vivre et avoir vécu les histoire qu’on raconte, pour en révéler les vérités intérieures et universelles, explicitement ou symboliquement, comme si le conteur avait été présent lorsque ce qu’il raconte est arrivé. J’ai l’impression que c’est par cette voie que l’on s’approche de la portée mystique et sacrée du conte, comme un chamane en contact avec un autre monde, une présence absente ou une absence présente qui laisse entièrement place aux voix du conteur.
Enfin, as-tu des contes et autres récits à conseiller à nos lecteurs ?
Je conseille à toutes et tous la lecture de Claude Seignolle, qui demeure mon auteur-collecteur de référence. Son décès m’a beaucoup touché. Il s’est éteint l’année dernière, à l’âge de 101 ans : le même jour, je racontais l’un de ses récits à Rennes. Tout ce qu’a écrit Claude Seignolle est fascinant, avec un langage très authentique et une inspiration traditionnelle forte et efficace. Dans un style très similaire, quoique plus merveilleux et encyclopédique, Pierre Dubois est un auteur délicieux. Les diableries et contes de la Mort d’Anatole Le Braz sont aussi incontournables et plus anciens. Il y en a tant que je pourrais en écrire des pages entières. Mais je pourrais répondre à cette question très simplement : je conseille à toutes et tous d’aller écouter des conteurs, dès que l’occasion se présente en bibliothèque ou en festival, ou bien de demander aux anciens de raconter les leurs.
Présentation et propos recueillis par Fanny Segret pour lelitteraire.com le 15 février 2019.
Entretien préalablement diffusé sur le site de Faunerie — Lers éditions du Faune