En avoir ou pas — Francis Bacon
Il existe dans les “conversations” de Francis Bacon presque autant de singularité que dans sa peinture. C’est pourquoi le “discours” sur son art qu’il tenait pour impossible prend ici maints tours et détours qui complètent le livre d’entretiens qu’il effectua avec David Sylvester.
La qualité des interviewers et leur différence (Marguerite Duras, Jean Clair, Michael Pepiatt, etc.) rendent des saisies singulières. Bacon est fidèle à lui-même singulier, drôle, incisif et toujours profond.
Un seul exemple suffit à s’en convaincre. A Peppiatt il rappelle que la réalité est “ce qui survient dans la façon dont la peinture a été appliquée”. Mais Bacon d’ajouter : “j’essaie aussi de produire cette réalité dans l’apparence de la personne que je suis en train de peindre” .
D’autant que, d’emblée, Bacon s’en prend à ce qui singularise l’être, lui donne son identité : le visage. C’est celui-ci qu’il creuse, qu’il efface. Mais c’est pour le peintre une manière d’éliminer l’événement, l’anecdote pour renvoyer à quelque chose de mythique.
C’est, dans le même temps, assimiler l’être à la matière peinture, c’est faire de la peinture une humanité (et non par la peinture montrer la déshumanité).
Rappelons-nous à ce propos son aveu (et même si le peintre ne pensait pas et pour cause à ce que nous connaissons aujourd’hui) a propos de la virtualité de nos univers : “Nous vivons presque toujours derrière des écrans — une existence voilée d’écrans. Et je pense que, quelques fois quand on dit que mes oeuvres ont un aspect violent, que j’ai peut-être été de temps en temps capable d’écarter un ou deux de ses voiles ou écrans”.
En effet, plus que des moments de crise (que symboliserait le cri muet que le peintre fait entrer en vibration sur ses toiles), Bacon laisse émerger des moments de lucidité terrible, de mise à nu (plus que de mise à mort) de ce qu’il y a dans l’être de plus hostile mais aussi de plus ouvert.
A ce titre, sa culture gay des années 60–70 n’est pas sans influence avec une iconographie qui ose montrer et provoquer jusqu’à l’outrance, une outrance utilisée comme contre-feu aux tabous qui à l’époque faisaient encore résistance. Il en parle ici mais de manière allusive dans une stratégie subtile et impertinente de la conversation.
jean-paul gavard-perret
Francis Bacon, Conversations, entretiens 1964–1992, Préface de Yannick Haendel, photos inédites de Marc Trivier, L’Atelier contemporain, Strasbourg, 2019, 208 p. — 20,00 €.