Aux anges d’être enfin sur terre
D’un des premiers textes écrits en français par Beckett (“Premier Amour”) Sami Frey propose — et pour la troisième fois - sa mise en scène et son découpage. L’idée qu’un tel comédien — prototype du séducteur par excellence — puisse s’emparer d’un tel texte pouvait sembler incongrue tant il paraît loin des clochards chers au théâtre beckettien.
Mais le comédien est parfaitement à son aise chez Beckett. Et c’est un euphémisme. Et quoique homme de scène, il reste sans doute plus proche des ses textes littéraires (Molloy, Malon meurt, L’innommable puis la suite des textes derniers) que de son théâtre.
Se retrouve dans ce texte et sa réinterprétation la présence d’un être face à sa solitude et pour lequel la naissance comme le premier amour n’a tout compte fait pas eu lieu. Pour l’évoquer, Sami Frey a choisi une diction douce et lente. Elle donne encore plus de force à la sensualité du texte — et par exemple - lorsque le héros évoque “poétiquement” ses ballades dans ces cimetières où il savoure l’odeur sucrée des cadavres (même celui de son père).
Se crée une acclimatation particulière au monde beckettien. Frey gomme les effets faciles et donne la présence indicible d’une humanité prise dans un entre-deux fragile et une souffrance informe.
Tout Beckett est déjà dans ce texte des années 40 publié près de 30 ans après son écriture. Si la verbalisation annonce la trilogie romanesque demeure encore une nostalgie particulière d’autant que Sami Frey pousse son héros sans le jeter dans le néant. Et ce avec une exigence dramatique et un regard capables de donner à l’angoisse ineffable un noyau moins final que premier.
Par la fiction, le comédien explore les possibilités du matériau théâtral avec un héros qui appelle celui de “La Dernière Bande” (mais en plus jeune). Il fait déjà le bilan de ce qui lui est arrivé — ou pas, ou mal. Sami Frey ose sinon un pas de côté du moins une interprétation particulière des tentations drôles mais sulpiciennes d’un auteur qui donne là des éléments à caractère plus autobiographique qu’on pourrait le penser et où se ressent chez le héros un feu puissant pour un amour contrarié.
Le comédienn sait faire coexister des contraires loin d’une mystique de l’existence. D’où l’importance de cette mise en scène et interprétation. Elles laissent au spectateur le choix d’entrer dans un “chant” dégagé de contraintes.
Dans cet exercice, l’oeuvre de Beckett fonctionne parfaitement au moment l’interprète évite toute contorsion pour laisser place à la tension de l’écoute. Frey nous accroche aux “élucubrations” d’un héros pendu à ses propres paroles en attendant déjà la fin. Ou le commencement. Bref, le premier amour.
jean-paul gavard-perret
Premier Amour
De Samuel Beckett
Mise en scène — interprétation Sami Frey
Lumière Franck Thévenon
Photo © Hélène Bamberger — Opale
Production : Théâtre de l’Atelier — Paris jusqu’au 8 mars 2019.
Le texte de la pièce est paru aux Editions de Minuit
Ça a du être un moment d’intense émotion d’assister à pareille interprétation ! Sami Frey au delà de ses compétences de comédien a une voix sublime qui nous emporte et fait craquer ! Dommage que ça se joue qu’à Paris…
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